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Critiques de livres


Jean-Louis LIPPERT
Dialogue des oiseaux du phare (Maïak, 1)
Luce Wilquin
1998
269 p.

La terre est ronde comme un roman

A Flaubert répondait Rimbaud. A celui qui affirmait : « Madame Bo­vary, c'est moi », le poète répli­quait : « Je est un autre ». Unicité du sujet bourgeois que conteste la plurivocité de l'artiste, alors que, pourtant, la notion mo­derne d'auteur le sacralise aujourd'hui comme jamais dans sa singularité distinctive. Pessoa avait déjoué le piège de cette contradiction en multipliant les hétéronymes : mon nom est (mille) personne(s). A chacun de ses alter egos, il était loisible de faire signe à celui qui signait un autre de ses livres.

Avec son nouveau roman, Jean-Louis Lippert s'inscrit dans cette riche tradition dialogique qui lui permet d'évoquer, à la suite d'un Rabelais, d'un Cervantes, cette « pa­role qui fait exister tous les hommes en moi ». Parole originaire de la nuit des temps, de l'immensité des espaces et des songes mais qui ne peut se déployer que si l'auteur, en somme, accepte de se taire, de céder sa place en passant du côté de l'ano­nymat. Ainsi seulement pourra se faire en­tendre le Dialogue des oiseaux du phare qui paraît sous son nom.

Trois voix, donc, se prêtent au récit, qui sont autant de manières de confondre l'au­teur, le narrateur et les personnages de la fiction. Chacune se partagera le temps de la lecture des événements, chacune dira sa par­tition (car l'écriture, ici, tient du chant), as­sumant l'une des trois journées qui aboutis­sent à l'assassinat, près du canal de Bruxelles, d'un vieil aède grec, supporter du football club Panathinaikos, et à sa possible résurrection d'entre les morts, un dimanche où le soleil tarde à se lever sur la ville.

Si l'on est un peu familier de l'œuvre, on ne s'étonnera pas qu'une des trois voix soit celle d'Anatole Atlas, pseudonyme de Lippert quant il publiait ses manifestes et pam­phlets « convulsivistes ». Ce personnage tra­verse déjà les romans précédents, dans le rôle d'un peintre raté (Pleine lune sur l'exis­tence du jeune bougre) ou d'un écrivain ap­proximatif (Mamiwata). Il paraît cette fois en cinéaste qui n'arrive pas à réaliser son film. Jumeau de l'auteur, Anatole Atlas a lui-même son double en la figure homo­nyme de son grand-père, l'aède grec assas­siné qui raconte sa propre histoire, de même qu'il a son reflet, incarné par le troi­sième narrateur, Juan-Luis de Loyola, dési­gné comme son ami d'enfance — et pour cause : les initiales de son nom ne répètent-elles pas celles de Jean-Louis Lippert ? On s'y perd ? Pas vraiment, puisque la question de l'identité est au cœur même du processus romanesque, qui se livre par ail­leurs à un jeu de correspondances générali­sées où chaque situation, chaque objet est susceptible de trouver son équivalent dans des événements antérieurs au récit des trois journées.

Car le temps lui-même se démultiplie selon une triade qui relie le personnage d'Anatole au grand-père de son grand-père, dans une dynastie de gueux, de marginaux, de re­belles à l'autorité régnante. A chaque génération se mêlent existence in­dividuelle et destin collectif, qui conduisent le lecteur de la Russie prérévolutionnaire, de la dictature militaire grecque, de l'Afri­que coloniale au Nouvel Ordre Edénique (N.O.E.) régentant, en cette année 1994 où l'aède sera assassiné, l'Empire dont Bruxelles est la capitale (admirables descrip­tions somnambuliques de la ville). A chaque épisode aussi se manifeste une figure de femme, déesse aux serpents, perpétuelle­ment la même dans sa robe rouge ou son imper noir, qui illumine le cours de l'his­toire et suspend sur elle le désir et la mé­moire des hommes.

Le temps ne passe pas, il se répète ; le monde n'évolue pas, il dérive dans les consciences et s'y diffracte en figures toujours identiques : éternel ressassement du même qui donne à ce roman à la langue somptueuse sa force envoûtante. Comme si, à travers lui, s'inventaient « un art et une science de la cinquième dimension, qui missent les machines et les techniques aux ordres des fantômes, accomplissant rêve-mé­moire de chacun, pour dissoudre peut-être un jour les murs mortels du labyrinthe, et retrouver enfin la prière des Sphères, celles d'avant Babel ».

Est-ce un roman, encore ? Ne faudrait-il pas y voir, plutôt, la construction d'un mythe personnel, offert à chacun ? Un mythe, alors, au sens ancestral du terme, où s'éla­bore une explication globale du monde, qui unisse dans un même dessein le sang des hommes et la lumière des étoiles. Porté, alors, par l'ambition de produire quelque germe d'une civilisation neuve pour une hu­manité réconciliée avec elle-même. — Rêve démesuré, échappé sans nul doute de l'esprit d'un ivrogne ou d'un fou, se risquant, c'est un comble, à faire d'un simple aède une fi­gure messianique, ressuscitant un dimanche de Pâques noires !

S'il ne convoque l'histoire que pour mieux affirmer son propre caractère anhistorique en rejoignant le mythe, le Dialogue des oi­seaux du phare, paradoxalement, se présente aussi comme une œuvre éminemment poli­tique, et dans sa poétique même. D'abord, on l'a vu, par sa revendication d'une écri­ture « communiste », où l'auteur s'estompe pour offrir la parole à tout un chacun. Mais aussi, par sa capacité à dénoncer, d'un ton où l'ironie se mêle au lyrisme, l'état du monde actuel. En 1994 règnent en effet, à Bruxelles, la tentaculaire Société Noé, maî­tresse de chaque chose et des images en par­ticulier, et l'Empereur Charles de Lorraine, surnommé le Phénix pour son aptitude à renaître de ses cendres, paré chaque fois d'un nouveau plumage idéologique lui assu­rant la pérennité du pouvoir. Nous sommes dans la société du spectacle que nous pro­mettaient les situationnistes (dont Lippert ou Atlas firent partie) : et rien à faire pour en sortir. A moins de se vouloir nègre, ma­caque  et  gueux,  comme  ce personnage d'Anatole, né sur les rives du Congo, nourri au sein de la boyesse Rosalie et capable, dans le songe d'un poète, de « mettre au jour ce qui ne se voit pas, et ce qui vit en­core dans ce qui ne vit plus ». L'Afrique, alors, et, au-delà, le pays sans confins des damnés de la terre, apparaîtraient comme l'envers de l'ordre occidental et sa seule es­pérance, à laquelle l'œuvre d'art s'assigne pour mission de donner une voix, en réen­chantant le monde et ses lecteurs.

Carmelo Virone