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Critiques de livres


Jacques IZOARD
Dormir sept ans
Paris
Ed. de La Différence
2001
343 p.

La confiture d'Eole

Les poètes sont agités, au moment de la création, d'un double mouvement, centrifuge et centripète qui est aussi contradictoire qu'indispensable. Le noyau, c'est le langage. Et tout autour circule un bric-à-brac où voisinent la geste mentale de Shakespeare, le tam-tam de Hugo, les spas­mes de Baudelaire ou le cageot de Francis Ponge. Et voici, excusez du peu, Izoard qui sifflote : « Dans la bouche, le mot « bou­che » / est issu du souffle et du bonheur / de dire « bouche » avec saveur », et s'y pique :

« Et si la pensée n'était

que pensée pure et

incessant tournis,

(carrousel aride à demi

ensablé !),

n'était que folie ronde ? »

Bourgeons ou grêlons (selon que ça monte ou non), apparaissent des poèmes. Mais a-t-on déjà vu une grêle parcimonieuse ou un arbre avare ? Ni eau, ni feuillage : tout au plus des figures de rhétorique, c'est-à-dire des pas grand-chose. Or c'est en vain, me semble-t-il, que l'on chercherait dans Dor­mir sept ans, dans Manuel de dessin, ou dans Vin rouge au poing, un mot qui ne soit per­tinent — sans pour autant perdre son im­pertinence.


Jacques IZOARD
Vin rouge au poing
L'Arbre à Paroles - Ecrit des Forges -Phi
coll. L'Orange bleue
2002
112 p.

Quand Izoard prétend « Faire feu de tout bois. Faire poème de tout mot », il feint d'oublier que sa nonchalance est rigoureuse et il sait que sa bienveillance est celle d'un privilégié. Dormir sept ans est un fort volume en ce sens qu'il contient plus de trois cents pages, à déraison de deux poèmes la page, le tout enrobé de croquis par Selçuk Mutlu. Fort volume qui est un volume très fort car la matière première y reçoit comme un souffle continu : la « salive aérienne » est ce qui permet la rotation des galaxies, la fonte des neiges au sommet de certain col alpin, la cuisson de la confiture, celle d'Eole, bien sûr, et la battologie1 du rêve éveillé, entre autres phénomènes. S'il ne s'agissait, avec ce livre, que d'« Aligner cinq ou dix mille fois/ le mot "bleu", par exemple », qui est moins fréquent dans ce recueil que dans les précédents, le gymkhana du poète liégeois vaudrait surtout par son foisonnement. Izoard serait celui qui « Raconte encore l'histoire/ de l'histoire sans histoire », ou lâche sans pitié (ça arrive) : « La Principauté de Liège/ n'a que nains et renégats ». Mais il y a mieux, qui se niche dans les replis de ces poèmes en forme de glandes. Ce recueil est truffé d'aveux. Un « je ne suis que moi-même » ne souhaite « qu'engloutir la page/ en un sommeil liquide ». Le poète enrage car « Même avec soi-même,/on ne peut dor­mir en paix. »

Quant au langage, il est un « Labyrinthe hors/ de lui-même ».

S'il en fallait, quelle raison à ce désarroi ? Peut-être ceci :

« J'ai posé mon regard là-bas,

sur la ligne d'horizon

entre Europe et Afrique,

et je l'y ai laissé.

Désormais vacuité me hante

en cette obsession. »

Et peut-être pas. Du titre, que dire ? Que dormir est une activité occulte et parfois agréable, inéluctable en tout cas ; que le sommeil est une sorte de plénitude inverse, sauf si l'on rêve (auquel cas on ne dort plus, comme l'a noté, je crois bien, Paul Nougé — et que dormir (pendant) sept ans pré­sente certains dangers, dont celui de ne pas se réveiller. Dans un entretien récent, Jacques Izoard notait le surgissement du mot « mort », jamais employé auparavant 2.

Ici, la chose en question tient lieu de fili­grane, de squelette, en quelque sorte, à l'ou­vrage tout entier, et le meilleur se lit dans le va-et-vient de l'enfance à sa négation. C'est ainsi que Dormir sept ans est un livre « qui dit qu'on meurt un peu dès qu'on dort trop longtemps ! » Si on n'a que sept jours devant soi, cela vaut-il la peine de s'endormir ? Ce temps-là, qu'on le mette à profit pour potasser le Manuel de dessin ou « Comment apprendre à dessiner en sept jours ». Jacques Izoard pour la méthodologie, Kikie Crèvecœur pour les illustrations (d'une adéquation re­marquable) ont, avec le plasticien et l'édi­teur Michel Barzin, concocté un ouvrage qui bouleverse bien des perspectives. Les trois larrons ont trouvé un point d'équilibre rare entre la hauteur de vue pédagogique, la rigueur d'exécution, et une souplesse quant aux dogmes qui ravira petits et grands. L'ouvrage est dédicacé à une kyrielle d'indi­vidus plus ou moins fréquentables, parmi lesquels on relève les « graines de potence de notre cher royaume ». Comme le Manuel de dessin est d'un tirage réduit, on voudrait souhaiter ici, d'ores et déjà, une reparution sous forme d'affiches, au format dit « pour myopes », afin que ceux qui ont des yeux le voient et se mettent — enfin — au travail ! Pour faire bonne mesure, finissons avec un échanson. Dans la collection « L'orange bleue » coéditée par L'Arbre à Paroles, Écrits des Forges et Phi, paraît Vin rouge au poing, qui sonne, pour le titre, plus dure­ment qu'une revendication : c'est une inci­tation à la bacchanale ! Heureusement pour lui, et, qui sait ? pour nous, le poète glisse des questions comme « Et si l'eau n'était /que de l'air pétrifié ?», des confidences, « Les mots sont mes maîtres. » II se veut même un peu rassurant : « Dors seul et tu ne seras pas du tout/seul... », et va, fendant un voile qui rêvait de transparence, jusqu'à la tendresse :

« vin rouge au poing,

tu nargues ou tu souris ?

Que faire de ce visage

si ce n'est l'aimer,

l'attirer vers soi ? »

Daniel Meyer

1.    Battologie : n.f, de Battos, roi de Cyrène qui était bègue, et logia, de logos, « discours ». Rhé­torique : répétition inutile, oiseuse, fastidieuse en parlant ou en écrivant. (Grand Robert).

2.    Le Carnet et les Instants, n° 117, mars 2001.

Jacques IZOARD, Manuel de dessin (avec Kikie Crèvecœur), Ed. Textra, Desnié, 862, 4910 La Reid, 2002