Le regard de Marie-Françoise Plissart
La réédition de Droit de regards — un singulier suivi d'un pluriel — est l'une des très bonnes surprises de ce début d'année. Publié en 1985 par les Editions de Minuit, au format d'un album, ce « roman-photo » réalisé par Marie-Françoise Plissart, avec la complicité de Benoît Peeters pour le scénario et le montage, était devenu introuvable. Ceux qui l'avaient eu en mains à l'époque en parlaient avec passion, les autres attendaient. L'attente n'est pas vaine : l'objet est sublime ! Une centaine de pages composées chacune de photos noir et blanc de forme et de taille différentes, fruit d'une pénétrante et subtile réflexion sur la dynamique interne. L'album s'ouvre sur une scène d'amour entre deux femmes. Succession de photos horizontales — elles sont sur un lit — à la suite d'un étonnant cliché vertical et très étroit qui confère un rythme particulier et insoupçonné à ces premières pages. L'une des deux belles se lève, traverse un palais, trébuche en descendant un escalier sous l'appareil d'une photographe. La photo prise se retrouve au-dessus d'un lit dans lequel sont couchés la photographe et son modèle. Celle-ci, une fois de plus, se lève, arpente des espaces vides et se retrouve physiquement au cœur d'un espace représenté par une photo sous cadre, observant un homme et une femme qui ne la voient pas. L'histoire — mais peut-on vraiment parler d'histoire ? — se poursuit ainsi, des personnages entrent, sortent, apparaissent, disparaissent, reviennent. Les articulations en sont, non pas une logique temporelle ou spatiale, ou tout bonnement narrative, mais les photos elles-mêmes. Soit que celles-ci favorisent le passage d'une réalité dans une autre, qui devient à son tour tout aussi réelle que la première, soit qu'elles introduisent ou réintroduisent un personnage. La beauté de ce Droit de regards, d'où se dégage quelque chose de fascinant difficilement dicible, est de faire pleinement confiance à l'art photographique qui le constitue. Cet ouvrage unique ne doit rien à la littérature, au récit classique ou à quoi que ce soit d'autre. Tout y est affaire de mise en forme et en espace des photos. C'est très ambitieux, extrêmement abouti, et pour tout dire admirable.
Michel Paquot