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Critiques de livres

Jacques Dubois
Stendhal, une sociologie romanesque
Paris
La Découverte
coll. "Textes à l'appui/Laboratoire des sciences sociales"
2007
249 p.

Stendhal vivant
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 147

Il fut un temps, pas si lointain, où la monographie d'auteur constituait, dans le champ des études littéraires, un genre fortement valorisé. Si les spécialistes ont, depuis lors, quelque peu délaissé l'analyse des œuvres, des représentants d'autres disciplines, au premier rang desquelles la philosophie, la psychanalyse et la sociologie, s'en sont emparés pour nourrir leur propre réflexion. La démarche de Jacques Dubois s'inscrit dans ce courant, ainsi qu'en témoigne le titre du livre qui vient de paraître aux éditions La Découverte : Stendhal, une sociologie romanesque. Dix ans après l'essai qu'il a consacré à Proust(1), c'est donc à un autre monument de la littérature française et mondiale qu'il a choisi de s'attaquer, à travers ses cinq romans, Armance, Le Rouge et le Noir, Lucien Leuwen, La Chartreuse de Parme et Lamiel.

Tout grand texte se construit sur un déchirement, un décalage qui font de la contradiction un élément moteur de la fiction. Tel est le cas chez Stendhal, pris entre ses idées jacobines et son admiration pour Bonaparte d'une part, et de l'autre l'époque à laquelle il écrit, celle de la Restauration, puis de la monarchie de Juillet – périodes à ses yeux sans âme et sans grandeur, sociétés «bloquées», confites dans l'ennui et la dévotion, dominées pour la première par une aristocratie médiocre revenue en grâce, pour la seconde par des banquiers et des hommes d'affaires assoiffés d'honneurs. C'est pourtant dans ce cadre qu'il choisit de situer l'intrigue de ses romans, parce que son «programme» d'écrivain réaliste l'y oblige. Dès lors, ses personnages vont se trouver dans un perpétuel porte-à-faux, tantôt essayant de se faire une place dans un monde qu'ils réprouvent et méprisent, tantôt enfreignant ses règles pour se livrer à quelque impulsion ou acte d'éclat suicidaire (dont le coup de pistolet de Julien Sorel à Madame de Rênal est sans doute le plus bel exemple), ou encore pour se replier sur la sphère privée et chercher leur accomplissement dans la relation amoureuse. «Mener une carrière politique ou s'adonner à l'amour», choisir entre engagement et distanciation, tel est le dilemme auquel ils sont confrontés. Cet entrelacement du politique et de l'érotique constitue l'un des axes principaux du livre, qui en explore la dialectique complexe avec infiniment de subtilité et de sensibilité, montrant comment la libido dominandi finit le plus souvent par se convertir en libido amandi, laquelle se révèle en retour bridée, censurée ou empêchée par la première. Par son ambivalence foncière, le héros apparaît dès lors comme un élément tout à la fois révélateur et perturbateur du monde dans lequel il évolue.

Une autre ligne de force est le rôle joué par les femmes dans l'œuvre de Stendhal : «À mesure que les romans progressent, écrit Jacques Dubois, les partenaires féminins du héros jouent un rôle de plus en plus décisif dans l'action.» Cette «montée des femmes», à laquelle il consacre un chapitre entier, mais qui court en filigrane dans tout le livre, nous les montre d'abord en position de retrait par rapport à leurs partenaires masculins, puis prenant progressivement l'ascendant sur eux. Sous le titre «Aimer Lamiel», le dernier chapitre consacre un très beau portrait à cette fille du peuple devenue courtisane, qui à force de caractère gravira un à un les échelons de la hiérarchie sociale, et pour laquelle Jacques Dubois ne peut cacher une particulière tendresse – rappelant, dans un autre registre, celle qu'il éprouvait pour le personnage d'Albertine chez Proust. Comme il en éprouve d'ailleurs pour ces «primitifs» (terme utilisé par Stendhal lui-même dans La Chartreuse), ces êtres du premier mouvement, agissant selon leur instinct, unis par une même recherche de la liberté et du bonheur, et dont la joie de vivre tranche tellement sur la terne société des «perruques poudrées».

D'un roman à l'autre, Jacques Dubois analyse les liens étroits et multiples qui se tissent entre ces figures attachantes qui redessinent la géographie mouvante des rapports amoureux. Il le fait en tenant constamment serré le double fil des luttes intimes et des stratégies de pouvoir, de l'approche globalisante et de l'attention portée aux personnages. C'est tout l'intérêt – et toute la difficulté – de ce livre, à la fois dense et clair, complexe et précis, écrit dans une langue accessible, qui, loin d'écraser le texte sous un fatras de gloses, nous rend au contraire l'envie de nous y plonger. Le mot de la fin nous est donné par un extrait de Proust cité en épigraphe, dans lequel Robert de Saint-Loup a cette exclamation : «La Chartreuse, c'est tout de même quelque chose d'énorme.»

1. Pour Albertine : Proust et le sens du social (Seuil, 1997). Mentionnons également L'Assommoir de Zola. Société, discours, idéologie (Belin, 1993) et Les romanciers du réel : de Balzac à Simenon (Seuil, 2000).