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Critiques de livres


Anouchka MOULART
Du bout des lèvres
Labor
2001
222 p.

Au bout du livre

Attention, livre-piège. Ne pas se lais­ser rebuter par le titre passe-partout, ni par le procédé, amusant bien qu'un peu risqué, qui consiste à intitu­ler les chapitres en manière de compte à re­bours (« Plus que vingt-deux... », « Plus que vingt-et-un »...). Faire aussi l'effort de passer outre au vocabulaire argotisant, aux jeux de mots bancals et autres fastidieux néologismes (« Je suis exspermé, elle est fluvialisée » ; « Ed veut qu'on se déségocentrique », etc.). La remarque vaut également pour le fond. Briss Enki est auteur de bande dessinée. Il cherche à se faire publier chez un éditeur qui le branche illico sur des pro­jets bassement commerciaux. Côté vie pri­vée, ce n'est guère mieux : il couchaille à gauche et à droite, soupire d'admiration de­vant Laure, la légitime de son meilleur ami, pour finalement revenir s'épancher sur l'épaule accueillante de Jelly, délicatement surnommée « mon petit tas de gélatine » en raison de sa corpulence... Bref, Du bout des lèvres, premier roman d'Annick Moulart, a tout pour décourager le lecteur pressé. On se dit que c'est (re)parti pour une histoire de génie mé­connu en butte à la crétinerie du monde éditorial, avec en contrepoint l'éloge de la bande de copains qui-se-serrent-les-coudes-dans-1'adversité. Et puis il se passe quelque chose. Un double événement va bouleverser la vie de Briss. Il fait la rencontre d'Edwige, une jeune femme sourde : c'est le coup de foudre réciproque, l'amorce d'un amour sans faille. Mais la fatalité est là qui guette. Le malheur ne vient pas que du monde ex­térieur, il peut aussi prendre la forme d'une impitoyable maladie. Dès lors, le roman ac­quiert une gravité qu'il n'avait pas jusque-là. Les caractères s'affinent, se nuancent, prennent une épaisseur insoupçonnée. La langue des gestes par laquelle communi­quent les amants crée entre eux une conni­vence. Comme si elle les faisait accéder à une autre dimension de la vie, où les choses sont vécues avec une intériorité et une intensité nouvelles, où chaque détail du quotidien se met subitement à compter. Du coup, on en oublie les maladresses d'écriture, comme un être aimé dont on ne voit plus les défauts, parce qu'en lui quelque chose de plus fort nous fait passer outre. Quelque chose de poignant, de bouleversant même, qui nous tiendra en haleine jusqu'à la dernière ligne du dernier chapitre (« Plus que... »). Avec Du bout des lèvres, on est loin, très loin, de Flaubert, de Proust ou de Kafka. On est plus du côté de Nadja et de Boris Vian — et naturellement de la BD — que de celui de Guermantes. « Comment ai-je pu vivre avant elle ? », s'exclame Briss quand il rencontre Edwige. Anouchka Moulart écrit, elle aussi, comme si personne ne l'avait fait avant elle. Elle dit les choses de toujours avec les mots de tout le monde : « Notre amour est le plus fort, l'avenir nous appar­tient, ce doux printemps est grisant et, putain, la vie, c'est quand même quelque chose ! » Mais ce faisant, elle arrive à faire naître entre les mots une musique qui n'est qu'à elle. Comme un air qui nous trotte encore dans la tête bien après que nous avons cessé de l'entendre. Et cela, il n'est pas donné à tous ceux qui écrivent d'y parvenir.

Daniel Arnaut