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Critiques de livres

Dieudonné Dufrasne
Libres et folles d’amour. Les béguines du moyen âge
Bierges
Éditions Thomas Mols
2007
228 p.

Femmes dans l'intimité de Dieu
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 150

Dans la langue d’aujourd’hui, le terme «béguines» désigne, non sans nuance péjorative, des religieuses particulièrement dévotes. Il n’en a pas toujours été ainsi : au moyen âge, le béguinisme est un courant spirituel florissant, incarnation du renouveau face à la corruption du clergé, aux querelles stériles des scolastiques et aux sectarismes de toute nature. Il connaît son apogée au XIIIe siècle et au début du XIVe, époque à laquelle on compte jusqu’à 200 000 béguines, et couvre alors une partie importante de l’Europe occidentale : Belgique, France, Allemagne, Pays-Bas… Chez nous, il ne se limite pas à la Flandre, mais s’étend aussi au Brabant, au Hainaut et au pays de Liège, où l’on dénombre pas moins de 50 béguinages. Mais qui sont ces femmes, et quel est leur apport à l’histoire du christianisme? C’est à ces questions que tente de répondre le père Dieudonné Dufrasne, moine du prieuré de Saint-André de Clerlande, à Louvain-la- Neuve, et auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation sur le sujet, dans un livre intitulé, de manière quelque peu provocante, Libres et folles d’amour.

Les béguines sont des femmes, souvent de condition aisée, qui décident de se retirer du monde, sans pour autant se plier à la règle monastique. Seules, ou par groupes de quelques-unes, elles continuent à participer à la vie de leur temps, effectuent des tâches diverses pour assurer leur survie matérielle (avant de se regrouper en ensembles plus vastes ou d’intégrer des ordres religieux). Elles revendiquent une relation personnelle et individuelle avec Dieu, et expriment souvent leur expérience mystique par le biais de la poésie – une poésie inspirée par certains textes de la Bible, comme le Cantique des Cantiques, mais également par la lyrique courtoise occitane, elle-même influencée par l’islam. Elles choisissent, suivant en cela l’exemple de Dante, d’écrire en langue vernaculaire plutôt qu’en latin. L’audace de leur pensée, mais aussi de leurs prises de position et de leur mode de vie, vaudra à certaines d’entre elles les foudres de l’Inquisition. On brûlera leurs écrits, plusieurs finiront sur le bûcher : c’est le cas de Marguerite Porete, l’une des trois mystiques dont, avec Hadewijch d’Anvers et Mechtilde de Magdebourg, traite le livre du père Dufrasne.

Disons-le franchement, une fois sa lecture terminée, on reste un peu sur sa faim. Malgré la volonté de situer les mulieres religiosae dans le contexte historique de l’époque, nous n’apprenons que peu de choses sur les raisons pour lesquelles leur mouvement a pu connaître cette efflorescence extraordinaire. Il est vrai que d’autres ouvrages plus savants ont abordé la question, auxquels on pourra toujours se reporter grâce aux nombreuses références. Il est vrai aussi que les informations biographiques concernant les béguines sont rares, voire inexistantes. Dans ces conditions, le procédé de la rencontre fictive auquel recourt l’auteur peut prêter à sourire, comme dans ces lignes censées nous introduire dans l’intimité d’Hadewijch : «Aujourd’hui, elle est dans un ses moments paisibles : elle nous reçoit la plume à la main. Qu’écrit-elle à cet instant où elle nous invite à nous asseoir? Elle ne nous le dira pas, ce serait trop long à expliquer.» Une remarque analogue vaut pour l’illustration, d’une naïveté souvent désarmante : en l’absence de portraits d’époque, n’aurait-il pas mieux valu, par exemple, des fac-similés de quelques manuscrits?

Mais sans doute ces choix s’expliquent-ils par le propos même du livre : rendre accessible la pensée des béguines, nous mettre en contact direct avec elle, comme elles-mêmes entendaient entretenir un commerce direct avec Dieu. Pour cela, rien ne vaut le recours aux textes. On en trouvera ici de très larges extraits, accompagnés de commentaires qui n’évitent pas toujours la redondance. Terminons donc par cette (trop) courte citation d’Hadewijch, où l’on voit ce qu’elle doit à la poésie des troubadours et des Minnesänger : «Tantôt brûlant et tantôt froid, / maintenant timide et hardi tout à l’heure, / nombreux sont les caprices de l’Amour. / Mais en tout temps il nous rappelle / notre dette immense / envers son haut pouvoir, / qui nous attire et nous veut à lui seul.»