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Critiques de livres


Fidéline DUJEU
L'île berceau
Le Somnambule équivoque
coll. Fulgurances
2005
95 p.

Les infidèles de Fidéline

Le second roman de Fidéline Dujeu est d'une limpidité exemplaire : deux solitudes égarées se croisent un instant puis repartent chacune vers leur destin. Mara (nous n'apprenons les prénoms que tard dans le récit) a la qua­rantaine et hésite à revenir auprès d'Antoine, le père de ses enfants, qui proba­blement l'aime toujours, même si elle l'a abandonné un temps pour vivre au che­vet d'Hugues, son amant en train de mourir. Jonathan a vingt-cinq ans de moins que Mara : il a quitté Anne parce qu'elle l'a trompé, mais il ne par­vient pas à l'oublier. L'action se déroule dans un lieu qui se prête à la réflexion solitaire et aux états d'âme languis­sants : sur le littoral, non loin du Mont Saint-Michel, plus précisément sur une petite île au milieu de laquelle Mara a loué une maison minuscule. Fidéline Dujeu tresse les deux récits avec une grande habileté, certains fils narratifs concernant le présent du personnage fé­minin (qui végète sur son île), d'autres, son passé (particulièrement sa double vie et ses deux amours), d'autres encore le présent ou le passé du jeune homme. Sans doute la romancière s'intéresse-t-elle davantage au sort de Mara qu'à celui de Jonathan, ce qui crée un léger déséqui­libre dans le récit, mais cet état de fait est justifié par la différence d'âge des deux personnages. Peut-être est-il possible de considérer que la mésaventure de Jona­than sert à illustrer l'histoire de Mara : dans les deux cas, une femme trompe un homme et celui-ci, malgré un premier mouvement de colère, pardonne et conti­nue à aimer. Antoine n'avait pas remar­qué que Mara avait un amant et Jona­than doit à la bienveillance d'une amie d'avoir appris l'infidélité de son Anne adorée. Et si les sentiments de ces hom­mes demeurent inchangés, ils ne savent pas pourquoi et ne peuvent deviner les motivations de leur inconstante parte­naire. Le lecteur a accès à la pensée d'An­toine lors de l'avant-dernière page du livre et ne connaît Anne qu'à travers Jo­nathan, mais, à supposer que le parallèle vaut également pour les femmes, il est fort à parier que celles-ci ne compren­nent pas elles-mêmes leurs propres passions. Car ce sont des amours violentes, irrationnelles et, pour tout dire, extrême­ment physiques qui sont racontées ici : les êtres sont d'abord des corps éperdus qui se croisent, se mêlent puis se sépa­rent. À cet égard, la brève relation que fi­nissent par nouer Jonathan et Mara est bel et bien emblématique du livre. Quant au style, Fidéline Dujeu opte pour des phrases très courtes, souvent nomi­nales, parfois orales, formant des para­graphes eux-mêmes fort peu longs, s'addi­tionnant par petites touches au fil des pages. Les mots, par leur rareté, cherchent à atteindre une certaine densité émotion­nelle qui culmine dans des formules frap­pantes, résumant tout un pan de réalité. Ainsi, la relation de Mara à son mari est-elle cernée en deux phrases, disposées en autant de paragraphes : « Antoine, elle ne le quittait jamais : elle le rejoignait. / II n'y avait pas de rupture, que des retrou­vailles. » A la limpidité du récit corres­pond donc une écriture dépouillée, que je qualifierais volontiers de post-durassienne, et qui permet à Fidéline Dujeu de peindre avec justesse ses belles infidèles.

Laurent Demoulin