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Critiques de livres

Pascal Durand
La censure invisible
Arles
Actes Sud
coll. "Un endroit où aller"
2006
75 p.

La parole confisquée
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 147

Pascal Durand, romaniste de formation, spécialiste de Lautréamont et de Mallarmé, a depuis étendu son champ d'investigations à d'autres domaines que la littérature, et singulièrement à celui des médias. En témoignent, après l'ouvrage collectif qu'il a dirigé sur le thème Médias et censure (Éditions de l'Université de Liège, 2004), deux livres récemment parus, l'un écrit, l'autre dirigé par lui.

La censure invisible s'interroge sur les nouvelles formes de censure qui, dans notre société, se substituent à celles qui ont eu cours jusqu'à présent. On en retiendra deux idées principales. La première est qu'elle s'exerce désormais non plus en amont, mais en aval ; non plus dans le secret d'obscures officines, mais sur la scène des tribunaux et des médias : «La censure de l'ombre, la censure masquée, la censure préalable est d'un autre temps ou d'autres régimes que les nôtres. Notre censure démocratique opère en pleine lumière, requiert sa propre publicité …].» Il est une seconde forme de censure, moins spectaculaire, plus diffuse et plus constante, et partant plus redoutable encore, car elle s'«opère à 'insu de ceux qui l'exercent autant que de ceux qui la subissent». Elle agit par la surexposition de certains objets ou discours au détriment d'autres, envahissant les étals des librairies d'ouvrages périssables, monopolisant émissions de radio ou de télévision au profit d'hommes politiques, de spécialistes autoproclamés et autres people. Censure triple, à la fois technique (ils empêchent les autres d'exister), économique (ils érigent en norme une logique commerciale) et culturelle (ils entretiennent l'illusion d'une abondance de l'offre).

Pascal Durand (dir.)
Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique
Bruxelles
Éditions Aden
2007
461 p.

Mais c'est surtout la grande presse d'information que vise Pascal Durand dans son essai. Et de rappeler que les journalistes ne se contentent pas de rapporter des faits, ils les construisent. Que le choix qu'ils font de mettre en évidence tel fait plutôt que tel autre n'est pas d'abord déterminé par des valeurs individuelles, mais par la position qu'ils occupent dans le champ social, et singulièrement leur connivence avec les milieux du pouvoir. Position qui les amène à relayer le discours des gouvernants en «oubliant» les revendications des catégories les plus défavorisées, travailleurs, immigrés, jeunes. Face à cette dérive, liée à la prise de contrôle croissante de l'information par de grands groupes industriels, Pascal Durand en appelle à la «vigilance critique» et à une «réappropriation démocratique de l'information». Parmi les moyens qu'il suggère pour atteindre cet objectif : la revalorisation d'un journalisme indépendant du pouvoir; le développement de supports alternatifs, sur Internet entre autres; la création d'un Conseil supérieur des médias; enfin la «reconquête du temps médiatique», dans laquelle les journalistes de la base, mais aussi l'université, et singulièrement les études de communication, ont leur rôle à jouer. Un essai brillant et incisif, nourri de sociologie bourdieusienne, dont la brièveté n'a d'égale que la densité. Nul doute que les concepts et les pistes qu'il propose viendront utilement alimenter, dans les années à venir, un débat qui est loin d'être clos.

450 pages, près de 140 entrées, plus de 60 signatures. Des articles de longueur variable, d'une demi-page à une douzaine de pages, dus à des spécialistes, belges et français, universitaires ou non, venus de tous les horizons des sciences humaines. Les nouveaux mots du pouvoir, «abécédaire critique» élaboré sous la direction du même Pascal Durand, séduisent par leur formule et impressionnent par leur format. Chaque entrée se décompose en trois temps : un aperçu étymologique, qui retrace l'évolution du mot depuis ses premières occurrences jusqu'à aujourd'hui; une description qui le situe dans son contexte d'utilisation actuel; enfin une analyse critique, qui en démonte les mécanismes et en dévoile les présupposés. À quoi s'ajoutent les nombreuses références en fin d'articles qui, additionnées les unes aux autres, constituent une solide bibliographie de la matière traitée. Si l'essentiel de l'ouvrage est constitué par les grands «concepts» qui forment le socle de la pensée dominante (développement durable, démocratie, globalisation, gouvernance, nouvelles technologies, rationalisation, restructuration, société de l'information, etc.), on y trouve aussi des notions apparemment neutres, voire connotées positivement (développement durable, justice sociale), dont l'analyse révèle qu'ils sont moins innocents qu'il n'y paraît; des institutions ou organismes internationaux (FMI, OCDE, OMC); ou encore des formules qui ont fait florès, telles la fracture sociale de chiraquienne mémoire, la France d'en-bas chère à Raffarin ou la tolérance zéro; voire – et ce ne sont pas les moins révélateurs – de «simples» énoncés comme le très sarkozien «Je suis de ceux qui…».

Ces termes, issus à l'origine d'un contexte ou d'un groupe particuliers, se sont plus ou moins rapidement propagés à travers tous le corps social. À force de répétition, leur emploi s'est généralisé et banalisé, de telle manière qu'ils se présentent à nous sous la forme de l'évidence. Ils en sont venus à former (à fermer) notre horizon sémantique, si bien que dans le pire des cas, nous les avalisons ou les employons nous-mêmes, sans plus nous rendre compte de ce qu'ils cachent. Et pourtant tous, à des degrés divers, ont en commun d'évacuer du champ de la pensée des pans entiers de la réalité, par le recours à de multiples et insidieuses procédures d'occultation, d'amalgame, de gauchissement ou d'atténuation. Il en résulte une sorte d'euphémisation généralisée, où les faits de société sont transformés en faits de nature, où les antagonismes de classes sont nivelés et niés au profit d'un vague consensus ou d'une «idéologie de la promotion sociale individuelle», où les dysfonctionnements sont imputés à ceux-là même qui en sont les victimes.

C'est le mérite essentiel de ce livre de nous en faire prendre conscience, à travers son effet de masse d'abord, par la pertinence de ses analyses ensuite. Certes, toutes ne sont pas d'un égal niveau; si certaines sont d'une lumineuse clarté (ainsi à propos de la notion de discrimination positive qui, sous prétexte de résoudre les inégalités face à l'éducation, aboutit en fait à renforcer la ségrégation entre écoles, transformant en ghettos les moins favorisées d'entre elles), d'autres se révèlent trop absconses ou trop sommaires (les articles dégâts collatéraux ou altermondialisme, par exemple, auraient mérité un meilleur traitement). Mais ce ne sont là que péchés véniels, inévitables dans toute entreprise de cette envergure. Et qui ne remettent nullement en cause sa réussite globale, faisant des Nouveaux mots du pouvoir non seulement une véritable somme de savoir, mais aussi et surtout un outil critique pour quiconque cherche à comprendre le monde qui l'entoure. Bref, un ouvrage de référence indispensable – ou, pour le dire d'un mot qu'il n'emploierait pas, «incontournable».