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Critiques de livres


Thilde BARBONI
Elizabeth ou la dérobade amoureuse — Intimité d'une Reine
Luce Wilquin
2004
231 p.

Règne de femme

D'Elizabeth, j'avoue que ce que je savais tient en peu de mots : elle a connu un long règne, faste et glorieux que je ne situais que très ap­proximativement dans l'Histoire. Le roman de Thilde Barboni m'a donné l'occasion d'en savoir bien davantage et pas seulement d'un point de vue histo­rique mais aussi par l'éclairage intérieur d'une personnalité dont j'ai découvert qu'elle fut hors du commun tant par ce qu'elle eut à subir que par ce qu'elle im­posa ou favorisa.

Thilde Barboni prend le parti de prêter sa voix de romancière à une reine an­glaise du XVIe siècle et se risque ainsi à un double enjeu : celui de faire revivre, pour des lecteurs francophones, une Angleterre du passé, austère, protestante, cruelle, isolée comme peut l'être une île mais soucieuse de régenter le monde, et celui de faire parler une femme là où tout — les choses n'ont pas vraiment changé depuis lors — est dominé par les hommes. On devine d'ailleurs que le choix de valoriser un personnage féminin ne relève pas du ha­sard mais certainement d'une décision extra-littéraire de l'auteure. En re­vanche, côté littéraire, ce roman donne une preuve de plus de ce curieux para­doxe qui veut que l'invention maîtrisée d'une fiction soit ce qui se rapproche le plus de la vérité historique. Car il est vrai que c'est Barboni qui parle quand elle prête des pensées ou des paroles à Elizabeth mais il est non moins vrai qu'Elizabeth a bien dû penser et dire des choses qu'il n'est pas très difficile d'imaginer lorsqu'on les replace dans leur contexte. En ce sens, la fiction a sur l'Histoire l'avantage de n'être pas une longue suite de dates et d'événements désincarnés mais de montrer comment les passions humaines ont pu, au quoti­dien, mener à ces moments forts qui ne sont, vus sous cet angle, que des pa­roxysmes ou des accidents devenus inévitables.

Mais revenons à l'histoire : Elizabeth est une des filles d'Henry VIII, célèbre pour avoir cumulé des épouses qu'il n'hésitait pas à faire exécuter et pour être devenu chef de l'Eglise anglaise après sa rupture avec le pape. Elizabeth sera d'abord la princesse choyée puis la bâtarde méprisée après la déchéance de sa mère. La der­nière femme d'Henry lui survit, règne et se remarie avec quelqu'un qui n'hésite pas à séduire Elizabeth. Celle-ci manque de céder mais comprend le danger qu'elle encourt ; elle se consacrera à la lecture et à l'étude qui lui serviront tout à la fois de refuge et de ressources face aux intrigues de la cour. Son demi-frère, Edward VI, règne brièvement puis sa demi-sœur, Marie la Sanglante, qui est catholique alors qu'Elizabeth est protes­tante. La guerre des religions fait rage et les répressions sont atroces. Elizabeth, dont les partisans complotent avec ou sans son assentiment, vit sous la menace. Elle sera incarcérée à la Tour de Londres — dont on ne sort généralement que pour être décapité — puis tenue à l'écart. On cherche à la marier mais elle fait tout ce qu'elle peut pour refuser les proposi­tions ou retarder sa décision. En fait, celle qui deviendra « la reine vierge » a décidé de refuser les deux rôles dévolus à la femme : obéir à son mari et être le ventre qui portera l'héritier. Elizabeth vit dans la crainte et sous la menace ; elle ignore ce qui va lui arriver et a du mal à croire l'astrologue qui lui prédit un règne de plus de quarante années.

Ce règne viendra pourtant qui sera brillant et prospère pour une Angleterre qui se développe sur terre et sur mer, fa­vorise les arts mais ne rompt pas tout à fait avec une tradition sanguinaire d'éli­mination de ceux qui déplaisent. Eliza­beth est prudente, très intelligente mais elle est restée la fille d'un prince de la Renaissance qui a fait couper sa mère en deux. La longueur de son règne fera d'Elizabeth le témoin du vieillissement puis de la disparition de ceux qui l'en­touraient. Elle-même finira malade, édentée, quasi aveugle mais toujours fardée et parée luxueusement... Dans ce roman où l'essentiel est donné par la voix d'Elizabeth, Thilde Barboni distingue deux aspects antagonistes : ce que la femme ressent et souhaite ne cor­respond pas nécessairement à ce que la reine se doit d'être et de faire. Ainsi l'amour tente la femme mais représente une menace pour la souveraine ; la dé­robade lui assure sa survie et son pou­voir. Tout au long de sa vie, Elizabeth négocie avec elle-même pour assumer un rôle qu'elle veut superbe, à l'écart des passions dont Shakespeare tire ses tragédies.

Jack Keguenne