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Critiques de livres


GOFFETTE
Elle, par bonheur, et toujours nue
Paris
Gallimard
collection « LJJ et l'autre»
1998
149 p.

De l'amour avant toute chose

Voici, critique, un poème ou une re­production de tableau, déposés sur ton écritoire, livrés à ta sagacité, à ton scalpel affûté de légiste des styles. Que vas-tu en faire ? Par quel bout de la lor­gnette vas-tu regarder ? Où commencer le massacre ? Sur quel point t'arrêter ? Et faut-il trancher, faut-il forer dans la vie du créa­teur ou dans la création même ? Abordant la figure du peintre Pierre Bonnard, Guy Goffette ose une réponse de candide, de poète généreux : c'est que seuls comptent l'amour et l'émotion que la beauté suscite. Il ne dissèque donc pas le travail de l'artiste, mais il reste cet amateur naïf qui, devant la toile, se prend à rêver, s'assied dans le pay­sage, s'encourt sur le boulevard ou tombe amoureux de la belle dénudée dans sa bai­gnoire. Il se place dans l'ombre du peintre pour vivre avec lui « l'aventure d'un re­gard », pour consigner sur un carnet de cro­quis les mêmes couleurs qui se nuancent au gré des jours, pour connaître les mêmes en­thousiasmes et à l'âme les mêmes écorchures, pour enfin et surtout aimer la même femme. Car Pierre Bonnard devient, pour Goffette, bien plus qu'un peintre coté, qu'une ligne ou qu'un chapitre dans une histoire de l'art : il est celui à qui le sort of­frit, en présent somptueux, de croiser le chemin de Marthe de Méligny, « vive et brûlante et plus nue qu'une eau de cascade ». En décembre 1893, Pierre Bonnard a vingt-six ans, la passion de peindre et, plus en­core, celle de vivre libre, au plus loin de l'existence de haut fonctionnaire que lui ré­servait sa famille. Il rencontre Maria Bour-sin, une jeune berrichonne, fille d'ouvrier sans le sou, montée à Paris pour forcer le destin et y cueillir, elle aussi, sa part de liberté. Elle lui ment sur son nom et son ori­gine, s'invente une identité et un statut. Du peintre, elle sera tout désormais : la muse, le modèle et la maîtresse possessive puis, avec les rides et l'aigreur des ans, l'épouse et le souvenir entêtant de « la petite bouque­tière du boulevard Haussmann », de « la pe­tite menteuse aux yeux d'innocente ». C'est auprès de Marthe que Pierre Bonnard adop­tera une vie recluse en peinture, insoucieux des courants et des modes, à l'écart peu à peu, également, de ses amis du groupe des Nabis, parmi lesquels Maurice Denis, Paul Sérusier ou Ker Xavier Roussel. Rejoignant Pierre dans sa solitude de créa­teur, dans ses angoisses et ses doutes, aimant Marthe après lui, vêtue, dévêtue, au bain ou la fenêtre, toujours frêle et jeune dans la lu­mière, Guy Goffette ne nous a pas trompé, il ne s'est pas moqué de nous : il n'est ja­mais, en effet, vraiment question d'art ni de peinture, mais du bonheur, de la mélancolie, de la douleur qui déchire la poitrine de Marthe, de la beauté que le temps écaille et outrage. Ce n'est dès lors pas un hasard si l'auteur paraît moins à l'aise dans l'évoca­tion des rendez-vous des Nabis ou dans la description des recherches de Bonnard, no­tamment de sa quête de la « couleur pour seule expression du mouvement, de la lumière et de l'émotion ». L'essentiel se trouve ailleurs, dans le poème d'amour fou qu'est chaque tableau, dans les blessures intimes dont Goffette se fait le témoin vibrant et pudique. Aucune technicité ici, aucun jar­gon, et davantage d'oubli que de savoir : c'est un poète qui parle et donne chair à son rêve : « Ô songeuse, (...), si vous saviez comme vous êtes belle pourtant et combien nue dans cette blouse jaune qui montre votre cou et donne à vos lèvres le velours du baiser, le pourpre hardi d'un mamelon dressé... » S'il avait fallu absolument, à Elle, par bonheur, plaquer une conclusion, elle aurait pu tenir dans le constant plaisir que Bonnard eut de peindre comme il l'entendait, et dans le bonheur trop évident, presque inconvenant, que fut sa vie. Mais peut-être au fond est-ce un leurre, une illusion et, comme Bonnard évoquant Picasso, Goffette « n'en dit(-il) ja­mais autant sur (lui)-même qu'en parlant des autres ».

Laurent Robert