pdl

Critiques de livres


Carl NORAC
Eloge de la patience
La Différence
1999
128 p.

L'homme qui s'égrène

Il voudrait être comme cet arbre qui du­rant toute sa vie s'élève vers un ciel sans jamais mettre un genou à terre. Il se compose de deux substances, celle des ra­cines et celle des branches et louvoie entre les deux.

Il nous vient d'un jardin, le jardin des Hespérides, à la limite de deux mondes, le monde des hommes et celui des dieux. Et peu à peu Carl Norac dérive vers une ancre, une forme de racine ; il brandit la volupté, la lenteur comme un lieu où vivre un temps.

Il nous raconte l'origine de son livre Eloge de la patience : « Je voulais faire une archi­tecture avec un homme de sable qui marche et à chaque page un peu de sable qui tombe et très lentement voir l'homme s'égrener comme un sablier à travers le paysage. Puis peu à peu, je fus saisi par la volupté de la lenteur qui peut convenir à l'écriture, au coït ou à la marche. »

Oui, c'est ça, l'écriture vient petit à petit l'étreindre pour le transformer. A force de faire l'Eloge de la patience, on devient peut-être cette chose que l'on ne cesse de regar­der. Il lance son titre, Eloge de la patience, comme pour se devancer, contraindre sa na­ture. En réalité, il s'est toujours ressenti en fuite, en impatience, en course ; et doute de pouvoir s'allier à la lenteur. Il me disait : « Je suis toujours partagé entre l'idée de foutre le camp, et de trouver un phare, une île, un lieu d'immobilité. »

« Mon impatience me reconnaît. Nous avons

les mêmes atours, les mêmes rancunes. Nous heurtons les bateaux

pour que les vagues

se détournent. Nous ravaudons le ciel pour que la pluie tombe

d'un coup. Nous rangeons les nuages en ordre

de sel. (...) Mais certains soirs, loin des veillées, des

couvre-feux d'hommes de cendre, nos pas traînent à se

démentir, nos mots s'alourdissent autant. Epargnés par le flux, le

regard des passants,

nous goûtons en apôtres la volupté des lents. »

La volupté, l'amour le ramènent vers lui quittant peu à peu ce désir de fuir : « ...ra­menant ma présence comme un habit laissé », mais sans perdre « l'ordre manqué de mes an­ciens désordres ». Et ses textes apparaissent comme une suite de morceaux de lui-même qu'en écrivant, il récupère. « Moi, j'ai assez donné pour les songes. (...) Ici, je tance mon désert et ramasse sans bruit quelques débris de sablier, la foi d'un homme qui s'égrène. »

Il ne prépare plus ses voyages, à l'endroit où il est, le voilà étreint par un voyage moins vi­sible, plus intérieur. Il reprend son corps et s'abandonne à la volupté qui croise son che­min : «Je t'aimerai si l'amour passe ici, happé par le dénuement de mes désirs. J'irai convo­quer mes phalanges au fond de ma main. » Pourquoi partir puisqu'ici même les hauteurs redescendent : « Nous rejoignons le ciel en épousant nos pas. Il n'est d'autre miracle que cette envie de vivre où le futur demeure un en­fant qui s'assied et attend qu'on l'enchante. » Pour atteindre ce qu'il désire, bien souvent il doit se revêtir, que ce soit à l'aide d'ha­bits ou de mots : « Je vêts les mots qui me rapprochent des femmes. » L'habit polit le corps, et les mots eux-mêmes sont à polir sinon ils pourraient devenir un réel danger : « Mais je polis ou, sinon dans les bouges de la beauté, auprès d'un ciel rossé par les mouches. Quant à savoir comment je polis, je ne le sais pas. Je tente seulement d'étourdir quelques mots avant qu'ils ne m'ava­lent. »

Dans les dernières pages du livre, il s'aban­donne, toutes ses oppositions sont vaines. Une vague vient le chercher comme un cri d'enfant : « Tout se mit à vagir autour de moi, une frappée de vagues m'emporta sans attendre, armée d'enfants sauvages et de métaux légers. » Si ce livre est important pour Carl Norac, c'est qu'avec lui il semble se tourner ail­leurs, il s'écarte un peu de cet arbre qui se tient debout face au ciel en le toisant. A propos de son second recueil, Le carnet de Montréal, Carl Norac nous confie : « J'ai tenté ici de laisser les mots dans leur fluidité car j'ai toujours l'obsession que chaque phrase recèle sa propre image. » Ce livre est une sorte de journal de bord de Montréal où il était en résidence d'auteur : « Moi, j'arrive là, à Montréal, comme je suis un voyageur, je ne tiens pas en place. Je proje­tais d'aller au Labrador et à Kuujjuaq. Mais fi­nalement t'es pris par une ville, par Montréal. J'ai commencé à marcher rue par rue. Il y a un moment où à force de traverser une ville, la ville te traverse comme si l'image cinématogra­phique s'inversait. Et c'est l'idée du Carnet de Montréal : tu traverses et puis tu es traversé. » « Les chenilles traversent l'avenue. Répudiées cent fois, accidentées dans leur moignon d'ailes, leur rêve de cocon. Les passants les écrasent, les mélangent aux mégots... chenilles aiguës, hui­leuses qui éclatent parfois à la gueule (...) ». Un peu comme un volatile qu'on essayerait de tenir dans ses mains, ses mots virevol­tent, nous entraînent d'un côté à l'autre, toujours surpris.

Gwennaëlle Stubbe

Carl NORAC, Le carnet de Montréal, Le Noroît, 1998, 79 p.