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Critiques de livres


François Emmanuel
Bleu de fuite
Paris
Éd. Stock
2005
158 p.

Ciel de femme, un parfum de métaphysique
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 140

On trouve dans Bleu de fuite bon nombre d'ingrédients qui composent l'univers particulier des romans de François Emmanuel. Un récit en forme de faux polar. Un narrateur qui est à la fois le héros du livre et une sorte d'enquêteur qui s'identifie progressivement au personnage dont il épouse de plus en plus étroitement la quête. La thématique de l'art, qui permet aux protagonistes de sublimer leurs émotions. Un style, enfin, qui repose sur la recherche minutieuse d'un vocabulaire choisi, et sur la musicalité d'une phrase extrêmement travaillée.

Le roman s'ouvre sur l'évocation d'un peintre russe dont l'existence est rythmée par un cycle récurrent. Après chaque période créatrice, Pavel Sobotkine expose et vend ses toiles (des ciels, exclusivement). Il disparaît ensuite pour boire le produit de la vente. À sa demande, quelques proches, dont Louis Ucello, le narrateur, l'aident à se sevrer et à regagner son atelier. C'est la rupture de ce cycle qui déclenche le récit. Après une éclipse plus longue que d'habitude, Pavel rompt avec le ciel pour peindre LA femme, incarnée à ses yeux par Ethel Amanthya, un mannequin sublime qui est notamment l'égérie du parfum… «Ciel de femme».

Ucello se lance à la recherche de cet idéal féminin pour le compte de son ami puis pour le sien lorsqu'il aura perdu la trace de Pavel après que celui-ci s'est échappé de la clinique du docteur… Dieu. Au cours d'une investigation qui devient rapidement sa seule préoccupation, Ucello écume les boîtes de jazz, rencontre une galerie de personnages pour le moins décalés, ayant tous un rapport secret plus ou moins compliqué avec Ethel Amanthya. Notamment Aloïs Stein et Lou Summerfield. Le premier est un détective privé qui survit malgré une balle logée entre les deux yeux. Le jour, il dispense des cours (notamment aux écrivains de polar) plus qu'il n'enquête. La nuit, il joue merveilleusement du saxophone au Chili and Pepper. La seconde entrouvre le voile sur le monde du marketing international dont Ethel serait un enjeu. Lou Summerfield deviendra épisodiquement la maîtresse fantasque d'Ucello.

En dépit des cadavres qui jalonnent l'histoire, de la dimension métaphysique des quêtes respectives des personnages et de l'abondance des références culturelles, on peut malgré tout inscrire ce roman dans la veine légère et malicieuse de François Emmanuel. Grâce à un humour subtil qui ne s'interdit pas les calembours. Grâce au contraste entre une intrigue apparemment dense, labyrinthique et trépidante et une narration posée et distanciée qui la simplifie au point de rendre les personnages interchangeables. Grâce enfin à l'hypothèse du Docteur Dieu qui ne verrait en Pavel et Ucello que deux cas d'iconomanie. «Une forme particulière d'érotomanie» au stade primaire chez Pavel qui serait compliquée, chez Ucello, par une certaine élaboration historique modulant quelque peu la conviction délirante. Une hallucination, en quelque sorte.