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Critiques de livres

Vincent Engel
Le don de Mala-Léa : David Susskind, l'itinéraire d'un Mensch
Bruxelles
Le Grand Miroir
2006
282 p.

David Susskind : l'itinéraire d'un Mensch
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 144

Le don de Mala-Léa de Vincent Engel, paru au Grand Miroir il y a quelques mois, est consacré à David Susskind, qui est sans doute la personnalité la plus emblématique de la communauté juive à Bruxelles et une autorité morale et une voix très écoutée sur le plan international. L'homme est né en 1925 et son destin a forcément été marqué par la guerre et la Shoah. S'il évite les camps c'est grâce à sa mère, Mala-Léa, qui l'envoie en Suisse juste avant les rafles anversoises. Elle-même sera expédiée dans un camp dont elle ne réchappera pas. Au moment de quitter son fils, elle l'enjoint de devenir un homme («Zei a mensh»). Ce «don» de Mala-Léa guidera David toute sa vie.

Dès avant la guerre, grâce à la fréquentation des Juifs communistes, David Susskind s'est détourné de la voie religieuse à laquelle le destinait son père, mais c'est en Suisse qu'il devient véritablement un homme d'action. Il se découvre des talents de leader charismatique et d'organisateur pragmatique et efficace. À la fin de la guerre, peu tenté, comme le fut sa sœur, par une installation dans l'Etat d'Israël naissant, il décide de rester en Belgique et se consacre aux problèmes des siens tout en militant pour l'émergence d'un judaïsme laïc qui intègre la tradition tout en lui refusant la faculté de figer les comportements. Il abandonnera progressivement le communisme, qui se révélera n'être guère mieux qu'une autre religion.

David Susskind travaille aussi à se donner les moyens de son action, qu'ils soient financiers ou logistiques. Il se lance dans le commerce international non pour amasser une fortune personnelle mais pour financer ses actions, qu'il s'agisse d'améliorer le sort des Juifs en URSS ou de militer pour le démantèlement du carmel d'Auschwitz. Il créera aussi les structures susceptibles de rassembler les siens : le CCSJ (Centre culturel et sportif juif), qui deviendra le CCLJ (Centre culturel laïc juif), et le CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique).

Pour raconter la vie de David Susskind, Vincent Engel aurait pu rencontrer son sujet, désormais octogénaire toujours très actif, multiplier les entretiens avec ses proches et ses adversaires, consulter des tonnes d'archives et écrire un livre extrêmement documenté, mais il a préféré se lancer dans un ouvrage qui relève autant du roman que de la biographie. Il s'est donc contenté, à peu de choses près, de ce qu'il savait déjà de son personnage, qui était déjà pour lui ce qu'il est appelé à devenir : une légende.

Vincent Engel construit l'ensemble de son œuvre en fonction d'une architecture dont on commence à découvrir le plan. Le don de Mala-Léa fait évidemment écho à Oubliez Adam Weinberger. On y retrouve la même envie de privilégier l'essence d'un être aux anecdotes qui alourdissent, disent peu voire déforment la perception d'un individu, qui ne peut se résumer à elles. Le livre est tellement réussi sur ce plan que l'auteur aurait pu se dispenser d'intégrer une sorte de contestation de son projet par le biais de dialogues fictifs, qui surviennent aux charnières de son récit, entre le narrateur qui justifie ses choix, les amis de David Susskind qui les contestent et David Susskind lui-même qui valide le plus souvent les options de l'auteur.

On peut regretter aussi, mais ce regret est guidé par l'actualité au Proche-Orient, que Vincent Engel parle très peu de la période contemporaine et pas du tout de la période qui a déclenché la deuxième Intifada. On aurait pourtant aimé pouvoir connaître l'avis de David Susskind dans un moment où les clivages se sont fâcheusement radicalisés, comme en témoigne par exemple Israël mon amour, le dernier livre d'Ivan Levaï, achevé d'imprimer en mai dernier, où l'on apprend que le journaliste a «perdu toute envie de participer à la dénonciation systématique de la politique d'Israël»… Mais pour savoir ce que pense aujourd'hui celui dont il faut rappeler qu'il fut à l'initiative des premières conférences internationales pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, le mieux est sans doute de se reporter à la «tribune» que David Susskind continue d'occuper dans la revue Regards, publiée à Bruxelles par le CCLJ.