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Critiques de livres


Michel FRANÇOIS
En même temps
Bruxelles
La Lettre volée
1998

Les images sans mots

Voici un livre qui décline son identité on ne peut plus sobrement : un nom d'auteur, Michel François, un titre, En même temps, et la mention des édi­tions où l'ouvrage paraît, savoir La Lettre volée. Mais ces indications sont reléguées au dos de la jaquette, car sur son plat verso ne figure qu'une image, dont on ne déchiffre pas tout de suite le sujet. Que voit-on, en effet ? Un nuage ? Une chevelure ? Un Bee­thoven flamboyant, électrisé par les ondes musicales qui lui traversent le crâne... Inu­tile de délirer. Nous ne sommes pas devant un test interprétatif, mais devant une simple photo, qui se prolonge au verso de la jaquette, livrant son mystère : un cracheur de feu, saisi en pleine action. Le volume s'ouvre sans un mot de présenta­tion sur une série de photographies qui ne s'accompagnent d'aucun commentaire, d'aucun indice contextuel (lieu, date, ti­tre...). Il faut attendre les dernières pages de l'ouvrage pour qu'apparaisse une précision, sous le colophon : réalisé « à l'occasion de l'exposition de Michel François (...) aux Moulins Albigeois à Albi », cet album, selon toute vraisemblance, tient lieu de catalogue pour l'événement en question. Même s'il est clair que l'usage premier d'un tel objet est de donner à voir les œuvres d'un artiste, il est rare, cependant, qu'on y fasse à ce point l'économie du texte. Dans un catalogue, l'écrit paraît même au con­traire devoir jouer le plus souvent un rôle majeur, balisant notre réception des œuvres, nous aidant à les inscrire dans notre culture. Or, rien de comparable ici : il faudra cher­cher ailleurs des informations sur l'artiste ou sa démarche et se résigner à ce qu'aucun mot ne mâche la besogne dévolue à notre re­gard.

Le discours se voit donc donc radicalement exclu du livre. Quel sens attribuer à pareil geste ? Pour l'artiste, une volonté de se désembourber de son histoire ? Pour l'œuvre, un refus d'extra-territorialité ? Pour le livre, une revendication d'autonomie, c'est-à-dire un statut d'œuvre à part entière ? Livre et œuvre d'artiste, donc, qui nous avertissent : le sujet, son histoire, c'est la photo elle-même. Et c'est en elle seule qu'il faut cher­cher l'élaboration d'un sens. L'injonction, à priori, se révèle paradoxale, puisque par na­ture, la photographie renvoie toujours à un espace qui lui est extérieur, à un temps qui ne nous appartient plus. Mais dès lors qu'elle est lancée, nous n'avons plus d'autre choix que de nous arrêter sur l'image qui s'impose à nous.

Des regards, des visages, des corps, cadrés seuls ou en groupe. Leur peau, leurs gestes, plus rarement la situation dans laquelle ils ont été fixés, indiquent qu'ils proviennent d'une société différente de la nôtre : comme cette femme portant sur la tête, en équilibre sur un coussin, une charge de plusieurs cen­taines d'œufs, rangés dans des cartons qui s'empilent géométriquement les uns sur les autres. Un communiqué de presse, reçu par ailleurs, nous signale que l'artiste a voyagé, à Cuba notamment. Pourtant, répétons-le, ces photos ne relèvent pas du documentaire, et quand même elles le feraient, on ne sau­rait à quel contexte les reporter. Si donc, pour ces clichés, le statut d'images de repor­tage s'avère improbable, fussent-elles trans­cendées par leur évidente beauté, sous quel angle les aborder ?

En regard de la femme aux cartons, sur la photo de la page précédente, on voit deux jeunes garçons juchés sur un promontoire, un entassement de roches, arrondies comme des miches de pain. La structure de ce vo­lume offre un pendant — mais démesuré­ment agrandi — à l'empilement des œufs. Il paraît manifeste que les deux images se répondent par une symétrie en chiasme. On a tôt fait dès lors de se laisser happer par de nouvelles analogies en regroupant les pho­tos en fonction de quelques figures simples. Le cercle, par exemple : c'est la forme dessi­née sur la route par un troupeau de canards mais aussi le motif tracé entre ciel et rochers par les corps d'enfants plongeant dans la mer. La croix en X est une autre figure ré­pétée avec insistance : planches attachées de cette façon sur une bicyclette, croisement d'une batte de base bail avec la jambe d'un joueur au moment où, penché vers l'avant, il s'élance sur le terrain ou, plus subtile­ment, motif que suggèrent, sur le corps d'une fillette, les brides de son maillot de bain dont le V se prolonge, dans le plan in­férieur de l'image, par le V renversé des jambes écartées.

On se rappelle qu'avant de travailler la pho­tographie, Michel François se définissait plus, volontiers comme sculpteur. Or, les schémas structuraux qu'on vient d'évoquer sommairement étaient déjà manifestes dans certaines œuvres antérieures — mais élaborés à partir d'autres matériaux (des pelotes d'élastiques, par exemple). Il s'agissait alors pour lui (pre­nons le risque de nous montrer réducteur) de jouer de certaines tensions de l'espace pour susciter par leur biais une dynamique de la perception, une « expérience du re­gard ». Son évolution est troublante dans la mesure même où l'on s'aperçoit qu'au fond, d'un canal d'expression à l'autre, ses enjeux n'ont guère changé. Sauf qu'à présent, c'est dans le mouvement des corps qu'il les fait apparaître, corps-sculptures, moments trouvés dans l'élan de la vie, qui déterminent des configurations particulières de l'espace dont la photographie se chargera de capter la force plastique.

Voilà levé le paradoxe qui nous inquiétait. Tandis qu'elle rend caduque la question de l'espace extérieur (puisque c'est par l'espace propre de son élaboration formelle qu'elle définit ses enjeux), la photographie, ici, re­vendique une temporalité spécifique, qui ne réside pas dans le classique mouvement de la trace vers le moment dont elle témoigne, comme c'est le cas des instantanés, mais dans la simultanéité du regard avec l'objet qui se construit par son action : en même temps.

Mais l'intérêt du travail de Michel François n'est pas seulement d'ordre conceptuel. Il séduit d'abord par son évidente poésie. Une poésie qui se passe de commentaires, même s'il paraît utile, à l'occasion, d'expliciter par le discours ce que l'image dit si bien — et de manière combien plus nuancée — sans un seul mot.

Carmelo Virone