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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
En vie
Paris
Minuit
1995
123 p.

L'univers dans une casserole

Dans la nouvelle chronique roma­nesque qu'il vient de faire paraître chez Minuit, Eugène Savitzkaya s'attache à une élémentaire définition de soi à travers les rapports qu'il établit avec son environnement domestique et familial. En vie ne raconte rien que chacun ne soit à même d'expérimenter au quotidien, pour peu qu'il mène une existence point trop va­gabonde ou marginale. De la vaisselle au re­passage, des soins qu'il faut accorder au jar­din à l'art d'accommoder les restes, c'est un véritable traité d'économie ménagère qui est proposé, et la maison sent bon la cuisine de province, la savonnée, le plancher fraîche­ment ciré. Oh, il ne s'agit pas pour autant de traquer comme un vériste la banalité des choses, dans ce que leur nécessité peut avoir d'un peu triste parfois, de rassurant aussi. Les  temps  sont au  réenchantement du monde, comme l'annonçaient Stengers et Prigogine, et aux alliances nouvelles avec la nature. A cet égard, ce journal d'un poète de campagne tient de la perfection, qui cé­lèbre avec une simplicité rouée la vie matérielle dans ses parfums les plus subtils, fus­sent-ils ceux de la merde.  Et les actes journaliers, les objets usuels, les substances les plus simples en acquièrent une telle aura que chacun, y reconnaissant du sien, peut se dire : c'est cela, que pourtant je n'aurais jamais pu exprimer si bien. Privilège  du poète,  dira-t-on.   Celui-ci, pourtant, semble à présent assigner à l'écri­ture un devoir de réserve qui interdit tout errement rhétorique : « La métaphore et l'inconduite partagent la même racine », pourrait-il dire avec François Jacqmin pour expliquer sa sobriété. Mais lors même qu'il astreint sa phrase à la justesse, son aisance désinvolte, son humour léger de séducteur sûr de ses moyens et de musicien maître de ses effets lui permettent d'un seul mouve­ment d'accueillir la vérité du monde et de s'en émerveiller : privilège et grâce du ta­lent.

L'harmonie qu'il évoque est le fruit d'une conscience holistique où chaque parcelle de l'univers trouve sa justification par ses cor­rélations à l'ordonnance générale. A l'abri de sa maison comme à l'intérieur d'une membrane protectrice, la cellule familiale respire aussi à l'unisson de l'espace, auquel l'attachent de multiples connexions : portes ouvrant sur le jardin, fenêtres livrant pas­sage au vent, conduites d'égout raccordant les ventres à la terre, ramifications des ru­meurs. C'est ici la vie tranquille qui déroule ses rituels de subsistance, et Carine, la fian­cée, et Louise et Marin les enfants (oui, Marin mon cœur) s'y meuvent à l'aise, tout comme l'écrivain par le regard duquel le monde advient, filtré par l'exigence de ne rien dire qui ne soit intimement perçu. Et passent les jours sans que l'heure sonne ja­mais — parce qu'il n'y a plus de montre, d'abord, ni d'horloge dans la demeure, parce qu'aussi « rien d'extraordinaire ne se produira jamais ». C'est que le temps, ici, a rangé sa flèche dans son carquois et que les parcours narratifs ne sont pas linéaires mais se répètent. Tel qui rit vendredi peut rire encore dimanche, et peu importe d'ailleurs l'ordre des jours, car le changement n'est pas événement mais œuvre sourde de la désagrégation et de la mort au cœur de chaque être.

Leurre fragile et tendre du bonheur. A l'écart dans son bureau, l'écrivain en note les traces. Avec lui il a mis sa famille en quarantaine (les journaux n'entrent pas dans la rue Chevaufosse, où l'on se préserve de l'agitation sociale), comme pour mieux l'observer. Il se demande alors quel est le prix de son travail, s'il vaut le bois qu'on brûle pour se chauffer. Car le temps, ce n'est pas de l'argent mais de l'énergie. Il en faut pour maintenir en vie, dans la saveur du poème, ce qui déjà est condamné. Il en faut, ô combien, pour réussir à cuire l'uni­vers dans une casserole.

Carmelo Virone