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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
Exquise Louise
Editions de Minuit
2003
77 p.

Louise arrive

Comme toutes les petites filles, Louise s'adonne à une foule d'occupations. Elle enfouit des choses dans le jardin ou dans sa tête. Elle réquisitionne les ciseaux de la maison pour découper tout ce qui lui tombe sous la main, une feuille de papier, les rosiers ou sa chevelure. Elle prend plaisir à la compagnie des chiens, des chevaux et autres animaux, ou encore à jouer avec ses amies Julie, Marie et Noémie. Mais pour pouvoir faire ces choses, Louise, comme toutes les petites filles, a d'abord dû venir au monde. Et pour cela, il a fallu qu'un jour, un homme et une femme unissent leurs per­sonnes dans un rapprochement périlleux et, semble-t-il, un peu hasardeux. Quelques mois après a commencé pour elle le difficile apprentissage du monde extérieur. Comme presque toujours chez Eugène Savitzkaya, la confrontation à la réalité est vécue sur le mode de l'enchantement, mais aussi sur celui de la perte, voire de la dé­chéance. A peine née, Louise se heurte à la loi des adultes : les parents bien sûr, ces « ty­rans domestiques » qui voudraient imposer au peuple des princesses « le soir et le matin, le soleil et la lune, la compote et le chocolat, le si­lence et la parole » ; mais de manière plus gé­nérale, la société avec ses règles incompré­hensibles, tout un « monde organisé par des paltoquets et des pleutres dont la tension provo­quée par la crispation des fesses se ressent dure­ment à l’échelle planétaire ». Ce sont eux qui lui imposent un tas de contraintes absurdes et la privent de tant de choses délectables. Elle n'a à leur opposer que son obstination, sa volonté minuscule, certes, mais intransi­geante : « Louise est là. Louise veut manger. Louise veut. C'est toute Louise qui veut, et pas seulement le petit je du bout de la langue. »

Avec Exquise Louise, Savitzkaya a voulu donner une suite et un pendant à Marin mon cœur, paru il y a une dizaine d'années. Mais là où Marin nous avait éblouis, Louise arrive seulement à nous charmer. Il semble que la même magie n'opère plus, que l'ins­piration se fasse un peu tirer par l'oreille. Au point que, chose rare chez ce poète au regard acéré, empreint de sensualité cruelle, quelques passages ne sont pas exempts d'une certaine mièvrerie (ainsi l'histoire des dents de lait et des petites souris). Le portrait de Louise reste un peu sommaire, on ne voit pas toujours ce qui la distingue des autres enfants, ceux que nous connaissons tous, pour les avoir élevés ou du moins ren­contrés.

Demeurent cependant, outre la séduction et la justesse de l'écriture, quelques belles pa­ges, comme celle-ci, petite leçon en forme de paradoxe sur la philosophie du don : « On ne console pas une petite fille en colère si on ne peut comprendre que ce qu'elle veut est ce qu'elle rejette, que ce qu'elle rejette est ce qu'elle veut prendre mais qui est mal donné, parce que la main le donne avec réticence. Le geste doit couler de source et, comme dans un mouvement de gymnastique, partir d'un seul souffle de celui qui donne à celle qui reçoit. II ne sert à rien, en dernière ressource, à bout d’arguments, de jeter ce qu'on devait donner à la figure de la petite fille en colère, au risque de voir sa colère amplifiée dans des propor­tions incontrôlables. »

Daniel Arnaut