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Critiques de livres

Manuel Fagny
Après les mots
Avin
Éditions Luce Wilquin
2008
145 p.

Qui père gagne
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 150

Édouard a l'existence maussade. La débrouille, il connaît. Mais les petits boulots finissent par lasser. Autour de lui, un tout petit cercle de personnes : Patrick, inconditionnel compagnon de guindaille qui lui prête sa moto comme à un frère, mais qui a la parole économe. Et puis Céline, tour à tour compagne et amie, et puis amie seulement. Mais elle insiste un peu trop pour qu'il quitte le chômage et accepte avec sourire et gratitude ce travail de plongeur qu'elle lui a gentiment trouvé.

De famille, il n'a plus grand-chose : une maman morte il y a bien longtemps, un père qui donne peu signe de vie, une soeur qu'il ne voit plus guère. Et toujours le taraude l'attente de la rencontre qui va bouleverser sa vie. Ce moment espéré emprunte la forme de Romane, une brune exquise dont il entreprend la cour et qui répond à ses avances. Avec elle, il connaît l'éblouissement, mais il est de courte durée. Elle lui imposera la douche écossaise, le laissant nourrir les espoirs les plus fous, pour faire de lui un amant furtif et puis plus rien. Juste quelques appels sporadiques qui ravivent la douleur. Un amour qui souffle le chaud et le froid, ce n'est pas bon pour la santé du corps et de l'esprit. Et ça ne permet pas de penser que la vie prend une autre tournure. Un fait marquant et subit vient rompre ce scénario raté : appelé en hâte au chevet de son père, il voit son existence basculer en apercevant son corps sans vie. Quelques jours après le décès, seul dans la maison paternelle, il découvre un cahier dans lequel ont été consignées les paroles jamais dites au fils, celles qui sont restées au bord des lèvres et qu'Édouard n'a pas su deviner. Fort de ce trésor, il entame une vie nouvelle et fait pour nous son bilan alors que, octogénaire, il contemple le spectacle de la vie qui se déroule devant lui. Et déclare sans hésiter : « Cette fois il n'y a plus de doute : je suis en vie. »

Avec ce premier roman, Manuel Fagny plonge au coeur de notre modernité.

Son héros, que le destin a modérément malmené, est aux prises avec les grandes solitudes urbaines. Celles des gens aux attaches ténues, à l'activité incertaine.

Celles qui rongent peu à peu et vous laissent inanimé après vous avoir vidés par le dedans. Certes, des amours passent, qui laissent fleurir l'illusion mais vous abandonnent pantois comme vous, vous avez tourné le dos à la chance. Il faut parfois être face au vide de la mort pour prendre conscience de la racine du manque. Au travers de la figure du père retrouvée, le feu se rallume. Cette histoire pourrait passer pour un peu mièvre.

Mais il nous faut dire encore que l'auteur adopte un rythme entraînant et fluide. Avec un sens aigu de l'anecdote, il campe une série de scènes empruntées à la vie quotidienne qui marient savamment cynisme et émotion. Des moments de farniente absolu alternent avec un emballement des sens, une forme de fureur de vivre, à la mesure de la variabilité de son baromètre amoureux. Et de son appétit de vivre. Le tout donne une forme de tableau d'époque singulier et attachant, qui donne envie d'en lire plus.