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Critiques de livres


Daniel FANO
Le privilège du fou
Bruxelles
Les Carnets du Dessert de Lune
2005
107 p.

Anti-zapping

Après la parution en 2004 de L'année de la dernière chance qui était annoncé comme le premier volume d'une tétralogie, Daniel Fano poursuit son défi d'écriture en pu­bliant aujourd'hui Le privilège du fou. La technique de composition y est assez proche de celle du livre précédent. L'au­teur y épingle des faits historiques, ma­jeurs ou mineurs, puisés dans la riante Histoire du vingtième siècle ; il les écrit ou les réécrit, comme pour une scène de film qu'il aurait eu envie de voir jouer ; il y joint des bouts de fictions, des anec­dotes, souvent apparemment futiles, des souvenirs personnels — de lectures, de cinéma, d'émissions de télévision ou de chansons. Il élabore ainsi un foutoir or­ganisé, qui est le très valable miroir d'une époque où la médiatisation aurait tout aplani, aurait permis que tout s'équivaille — par exemple de la guerre qui parfois tue vraiment, à la guerre dans un loft où ne tuent pas les gros mots et les exclamations en forme de borborygmes. Justement, tout est guerre ici, et Le privilège du fou est une sorte d'épopée à cent ou à mille héros — mais sans aucun Achille ou Hector qui triompherait à — presque — tous les coups. L'ouvrage pourrait aussi se lire comme le pendant littéraire d'un zap­ping télévisuel — de ceux que certaines chaînes proposent à nos yeux fainéants ou de ceux que l'on consent à s'offrir quand on n'a plus le courage d'autre chose. Sauf que ce n'est pas cela, que c'en est même à peu près le contraire. Trois motifs expliquent que Le privilège du fou se révèle moins un zapping que son médicament. Tout d'abord, Daniel Fano interrompt quelquefois la pratique du fragment pour s'autoriser une ma­nière de pause, où un épisode est plus largement développé. Ce peut être une scène de téléréalité, l'interview d'une ac­trice porno, une évocation des premiers Berlinois qui ont franchi le Mur à peine construit ou de la matinée où Enola Gay largua Little Boy sur Hiroshima. Ce se­rait une façon de dire : allons voir plus loin, on pourrait très bien aller voir plus loin — la mort et l'imbécillité qui sont au bout. Dans le même ordre d'idées, il est fondamental que ce soit des mots qui répondent aux images et aux mythes. Scripta manent : les phrases ont cette grâce qu'il est permis d'y reve­nir. Quand passent vite les images qui finissent par former un mirage indis­tinct, le collage des textes permet une vue d'ensemble qui favorise le décryp­tage des obscénités de l'Histoire — et qui invite également à s'interroger sur ce qui est obscène ou non : un mas­sacre au Congo ou la sombre bêtise d'un politicien ne le sont probablement pas moins que les précisions techniques des stars du porno. Enfin, Daniel Fano se livre volontiers à des commentaires — aphorismes, sentences ironiques (« Décidément, le nombre des utopistes en retard, de plus en plus retard, n'arrête pas d'augmenter ») ou absurdes (« Bon, je peux comprendre que des femmes évoluent comme des fantômes d'elles-mêmes, mais qu'elles en viennent à se déguiser en bou­teilles d’Orangina, je n'ose l'imaginer ») voire explications plus détaillées : « De plus en plus, on a recours au docurama : on mêle aux documents d'archives des scènes reconstituées en studio, jouées (sur­jouées) par des acteurs, commentées par un témoin, un rescapé, un survivant de l'événement considéré qui ne fait aucune différence entre les matériaux produits et banalise, conforte ainsi le déni, le trucage de la vérité. » C'est une nouvelle mise à distance, un autre procédé pour mettre en perspective les faits et les paroles — pour qu'il soit parfaitement clair qu'il n'y a pas d'innocence dans la coulée continue des discours historiques, poli­tiques ou médiatiques. L'entreprise de Daniel Fano déconte­nancera sans doute certains lecteurs dont elle ne satisfera pas l'amour — scolairement institué — du beau. Ses textes ne sont pas jolis, ce n'est pas leur but, mais ils font réfléchir, ils font même voir le monde autrement — ce qui, pour une œuvre littéraire, n'est pas une moindre qualité. Et il leur arrive de faire rire. Jaune.

Laurent Robert