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Critiques de livres


Guy DENIS
Félicien Rops, le relaps
Bernard Gilson éditeur et galerie La Louve
2001

Le soleil noir de Rops

L’auteur de Wallonie rhapsodie, cet « essai sur l'identité d'un peuple », vibrant de colère et de tendresse, qui s'achevait par une prédiction enflammée : « Si la Wallonie se perd, quoi qu'il en soit, le monde s'appauvrira : yes Sir ! », met au­jourd'hui son lyrisme, sa langue drue, sou­vent savoureuse, et sa fougue à nous racon­ter Félicien Rops. Son Rops. Arraché au consensus qui s'est fait jour depuis peu au­tour de son nom et qui convient si mal à ce rebelle, aussi anarchiste dans l'âme qu'il fut graveur dans les doigts ! Dans cette indépendance insolente, Guy Denis n'hésite pas à voir — et à célébrer ! — un trait du caractère wallon dont Rops aurait hérité et qui allierait le goût des voyages, de Bailleurs, l'amour de la liberté, la rage et la révolte, l'esprit moqueur, bien an­crés dans ce double pays d'eaux et de bois, de mines et d'usines, autant qu'un individua­lisme, presque un anarchisme historique. Sur sa lancée, il enracine Rops, avec un zèle touchant mais pas toujours convaincant, dans une Wallonie campagnarde et forestière dont il parcourt sur ses traces les chemins buissonniers, de Namur où il est né l'été 1833, à Mettet, Anseremme... Et, contes­tant le point de vue de Camille Lemonnier qui, dans son célèbre essai paru en 1908, rattache Rops à la tradition flamande (Jordaens, Teniers...), Guy Denis l'inscrit dans la ligne, l'esprit français, non loin de Fragonard — dont on cherche pourtant vaine­ment chez lui la légèreté, l'allégresse, la grâce primesautière. Rops me paraît beau­coup plus proche d'un symbolisme viennois tourmenté, fiévreux et corrosif... Au fil des pages, nous revivons l'itinéraire aventureux, de Namur à Bruxelles et surtout à Paris dont il devient rapidement une figure de proue, la perpétuelle recherche d'un graveur de génie, d'un aquafortiste in­comparable, inventeur, avec son fidèle ami Rassenfosse, du vernis mou transparent nommé « Ropsenfosse » ! Un libertin ins­piré, qui sut magistralement saisir et immo­biliser l'érotisme dans l'instantané. Il fixe le vertige, il immortalise la seconde de désir in­tense. Avant, le désir s'amorce ; après, le désir a fui. Cet instant infime et intime du désir à son paroxysme, nul artiste mieux que lui ne l'a figé. Un homme libre, prodigue, hâbleur, provocateur jusqu'au bout, qui fustige sarcastiquement le bon sens, l'hypocrisie, les conventions de la société ; transgresse à bride abattue la morale et le goût timoré des bourgeois, mais mena sa carrière avec l'habileté d'un fin stratège, mâtinée d'une pointe d'arrivisme. Et, pour Guy Denis, un complice fraternel, qu'il lui arrive de tu­toyer, dans une houle d'émotion. « Fély, tu es mon miroir. (...) Ton hédonisme m'est exemple de vie. Ta vigueur itou. Ton amour de l'Art encore plus. (...) J'ai ton âge, Fély. Encore quelques années à tirer. Avant de ver­ser de l'autre côté de la rampe, de tomber dans le trou. Le glas de l'église ne saluera pas l'en­terrement du comte d'Orgaz ni celui d'Ornans mais le De Profundis d'un poète mineur, républicain de cœur, qui, dans sa vie, écrivit un opuscule sur un grand artiste : Félicien Rops ! »

Un grand artiste, moderne et classique à la fois, dont Guy Denis cerne avec acuité le talent singulier. « Son univers n'est pas fluide, il résiste, c'est sa terre wallonne, forêts et rochers, stable, immuable, ancestrale, dé­pourvue des irisations du Midi, de ces my­riades de touches colorées en forme de lentilles de Signac, de Seurat, par exemple. Ce monde merveilleux des Impressionnistes, suspendu, en arrêt, dans lequel les figures se désintègrent, Rops ne l'habite pas. Cette vision de l'Age d'or, Rops ne la partage pas. Son monde à lui est ancien, certain, construit par une perspec­tive, un nœud, un centre, une ligne de fuite, quatre points cardinaux. (...) Il appartient bien au XIXe siècle, il respecte la manière des anciens maîtres. (...) Sa révolte ne s'exprime pas dans le style mais dans le contenu de ses œuvres. » Celui à qui Baudelaire, son père spirituel, avait dédié ces mots rares : « Vous savez quelle importance j'attache à l'art badin et profond, au sérieux masqué de frivolité. Si jamais homme fut marqué pour exécuter cet ambitieux programme, c'est vous. » Un écrivain enfin, à la plume aussi incisive et mordante que la pointe à graver, qui vé­nérait la Littérature, illustra superbement Charles De Coster, Théophile Gautier, Bar­bey d'Aurevilly, Mallarmé... et réinventa le livre artistique (pour lui, l'écrit et l'image ont partie liée), des Cent légers croquis sans prétention pour réjouir les honnêtes gens aux Sataniques...

Durant ses dix dernières années, Félicien Rops sent son génie le quitter. Sa vue s'al­tère, mais il s'en console (peut-être) en cul­tivant les glycines et les roses à la Demi-Lune, la demeure des bords de Seine où il a jeté l'ancre en 1884 avec ses inséparables compagnes, Léontine et Aurélie Duluc, comme il avait planté arbres et fleurs dans le parc du château de Thozée, à Mettet, au temps de son mariage avec Charlotte. Car cet exacerbé, cet enragé, cet irréduc­tible, hanté par la Femme, le Mal et la Mort, dévoré par son art, avait aussi l'atten­tive, l'amoureuse patience d'un jardinier...

Francine Ghysen