Elisa BRUNE
Fissures
L'Harmattan
1996
207 p.
Le sens de la désinvolture
Par ces temps de rentrée littéraire pléthorique, on aimerait voir certains livres sortir du lot. Tel est Fissures, premier roman d'Elisa Brune, qui se savoure avec un réel plaisir. Encore faut-il apprécier ces suites de tableaux, d'impressions, de réflexions et d'anecdotes qui ont allure de fourre-tout. Inutile donc de chercher ici intrigue ou fil romanesque, tout est dans le regard jeté sur une collection d'incidents banals, de rencontres plus ou moins anodines, ces aléas qui jalonnent notre vie quotidienne. Avec un sens de l'observation et une sensibilité peu ordinaires, l'auteur cultive le paradoxe entre la désinvolture revendiquée et l'ascèse d'un programme qui n'est rien moins qu'exigeant et généreux : « gommer les embrouillaminis, juxtaposer des choses nues, toutes maigres, en accueillir cent fois plus, et rester calme autour ».
Divisé en quatre parties (« Les gens », « Vos histoires », « Mes histoires », « Quelques objets de la galaxie »), l'ouvrage semble tout d'abord tenir de l'inventaire, à la façon d'un herbier composé avec juste ce qu'il faut de méthode et de spontanéité conjuguées pour offrir un tableau varié des êtres et des choses qui nous entourent. Jamais ennuyeuse, cette enfilade de petits faits et gestes observés avec soin débouche finalement sur plus de sens qu'il n'y paraissait au départ. Les réflexions affleurent en fait à chaque page, se resserrent et s'étoffent l'une l'autre pour aboutir à une vision plus globale de la vie. Non que l'auteur se pose en philosophe : elle ne cherche pas de signification même si force est de constater qu'« il nous faut du sens, qui est une invention tellement humaine, tellement hors de propos. L'univers promène ses grumeaux, et nous voulons y mettre notre logique. N'est-ce pas le comble de la prétention ? » La peur du vide, l'angoisse devant l'absence de réponse, telle serait la tragédie de la condition humaine. Mais la vie, elle, « travaille sans souci. C'est cela qui nous lie à elle par une fascination éperdue ». En revanche, la lucidité peut être-une forme d'éthique car « sous la profusion des détails, on a perdu l'essentiel ». Aussi faut-il tenter de « toucher la profondeur, la richesse et l'inquiétude derrière les visages ». Et l'auteur y excelle, au vif de sa plume incisive, parfois même ironique mais toujours légère. Car au-delà de l'étonnante faculté de perception de l'auteur (« j'ai l'âme d'un réceptacle. J'absorbe tout ce qui m'entoure et nul ne soupçonne ce que j'ai vu »), subsiste, envers et contre tout un vigoureux optimisme. Ainsi Elisa Brune peut-elle conclure son remarquable et tonique petit livre par ces mots : « Sans certitude, mais avec conviction, et puisque cela ne peut pas faire de tort, j'invite tous les rescapés de la barbarie à cultiver, à l'occasion, quelques moments d'extrême douceur ».
Dominique Crahay