pdl

Critiques de livres


Karel LOGIST
Force d'inertie
Paris
Le Cherche Midi Editeur
collection « Domaine privé »
1996
64 p.

Théorie et pratique

Comme un mauvais tube radiophonique, quelques antiennes viennent régulièrement nous asticoter les oreilles. « Nous vivons une époque mièvre, consensuelle, où la culture peut encore faire l'objet de débat — c'est, du moins, toujours gentil de le dire — mais certes pas cette vieille chose qu'est la poésie. En outre, l'heure n'est plus aux théories ni aux anathèmes. Grattons la lyre sans nous soucier des programmes ! La poésie n'a plus d'enjeu ; elle n'est même plus un enjeu. Etc. » Dans sa dernière livraison, la revue Ecritures a tenu à relever le défi : dépasser l'apparent vide théorique actuel pour mettre en lumière les tendances d'une nouvelle vague poétique qui, depuis deux décennies, semble constituer une « réaction "douce" à une modernité militante ». Réuni par Karel Logist et Gérald Purnelle, le dossier fait place autant à la création qu'à la réflexion, et s'ouvre aussi à des auteurs d'une généra­tion antérieure, chargés de porter un regard qui sur leur propre expérience, qui sur les créations récentes. Guy Goffette, par exemple, ne peut que confesser son doute, sa faiblesse de poète qui désapprend et réap­prend chaque jour à écrire. « Scribe aveugle et désarmé », il s'offrirait encore plus nu et malhabile s'il délaissait l'« histoire d'amour éclair » que représente tout texte. Trois poèmes, beaux, émouvants, prouvent par l'absurde l'ambiguïté de certaines déclara­tions. Davantage tranchées, plusieurs prises de position stigmatisent la« réaction fin de siècle » ou « l'effet Réda ». Jude Stefan comme Gérard Noiret adressent des coups de griffes salutaires à l'anti-modernisme am­biant : sous la plus prestigieuse des couver­tures, celle de la NRF, sont apparus des travaux « sans tension ni inquiétude » voire des œuvrettes où foisonnent » religiosités, épanchements, subjectivités pleurnichardes. » De son côté, Jean-Michel Maulpoix s'interroge, de façon non-polémique, sur l'existence d'un « nouveau lyrisme » dans la poésie fran­cophone. Il en fait une valeur critique, où « l'expérience poétique » du sujet cesse d'être haïssable mais où elle ne s'envisage plus de façon unilatérale, à travers le seul processus d'exaltation. « Errance dans les péripéties du sujet », cette poétique veut s'ouvrir au monde, voire rechercher dans l'écriture un sens social ou politique. En dépit des préci­sions de l'essayiste de La poésie malgré tout, elle n'en fait pas moins figure d'auberge es­pagnole, d'étiquette d'autant plus commode qu'elle serait vide. Puisque « le lyrisme n'est plus principe d'élévation » et (qu') « à son tour (il) se tourne vers le bas, la page, le mutisme, la finitude », puisqu'il s'agit d'un « lyrisme dégrisé », on voit mal, à tout prendre, ce qui le différencie de pratiques précédentes par­fois qualifiées, avec une mine de dégoût, de minimalistes. Les théories demeurent donc floues ou impressionnistes, car la poésie au­jourd'hui est d'abord l'aventure de solitudes dispersées, d'écrivains qui se connaissent ha­bituellement mais se préoccupent peu de former un groupe, un mouvement ou une génération. Dès lors, sans doute faut-il, avec Charles Dobzynski, plutôt croire « aux poètes qui produisent et se renouvellent qu'aux poètes qui pérorent. »

Parmi ceux qui ont préféré les travaux pra­tiques pour exprimer leur esthétique, Jacques Darras mêle la virulence à l'humour pour se définir « contrebandier », poète de « l'entre », qui n'admet la frontière — franco-belge, en l'occurrence — que pour le plaisir, justement, de la franchir. Serge Delaive, pour sa part, n'a cure du « discours sur » la poésie, mais déploie avec sponta­néité un univers mental que tiraille la vio­lence : « Nous n'avons jamais/Prétendu au titre de perdant/Pas plus qu'à celui de/Vain­queur.../Nous avons renoncé/Cédant la par­tie/Aux v or aces ».

Corresponsable de ce numéro d3Ecritures, Karel Logist vient également de publier un nouveau recueil, Force d'inertie. Les trois parties de longueur égale qui le composent déclinent autant d'états d'esprit, de la colère à l'humour, en passant par le goût retrouvé de vivre. Les vers parlent au cœur pour faire résonner les révoltes et sourire les impuis­sances : » Tous mes amis pleurent quand leurs paupières /giflent les ciels d'impossibles com­bats/qu'ils rêvent les poings serrés, parlant bas/de refaire à l'aube un lit de poussière. » Le mérite de la forme est ici de se faire oublier. Il faut pratiquement que, dans le dernier volet du livre, l'auteur thématise l'artisanat précaire, laborieux, de l'écriture, pour que l'on prenne conscience du cisèlement qui s'est opéré. L'alexandrin, la rime sont fré­quemment de mise, mais l'on n'y voit goutte. Non content de nourrir de mots les emportements, Karel Logist peut même nous faire rire, notamment lorsqu'il met en scène le quart d'heure studieux du poète qui « enstrophe tout ce qui lui trotte par la tête sur douze pieds. » Contrairement au per­sonnage du poème, on se gardera toutefois de faire passer Force d'inertie au « vide-or­dures » : ces quelques grammes de poésie peuvent adoucir le cours du temps.

Laurent Robert

Karel LOGIST, Poésies en Ecritures, n° 8,Les Eperonniers/Université de Liège, décembre 1996