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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
Fou civil
Les Flohic éditeurs
Paris
1999
150 p.

Dedans, dehors

D’Eugène Savitzkaya, on pourrait dire, se référant à la sagesse orien­tale, qu'il est un écrivain en éveil A condition de définir le sage comme celui qui a connaissance de sa folie. Précisément, le petit livre qui paraît aujourd'hui s'intitule Fou civil. Il est fait de notations diverses, à la manière d'un «journal de bord», on pourrait presque dire «de survie». Comme dans les précédents, on y retrouve la même attention minutieuse au réel, jusque dans ses aspects à première vue les plus insignifiants : le contenu d'une poche, un bout de tuyau qui brille entre deux lames d'un plancher. On y retrouve le goût des matières, des couleurs, des aliments : le chou, la betterave, la pomme de terre ou la confiture d'orange, dont cer­tains fragments constituent autant de «célé­brations». On y retrouve aussi l'attention aux êtres qui nous entourent, le bonheur de voir dormir un enfant, d'apercevoir la silhouette d'un être aimé.

Mais à la différence des autres, ce livre-ci est placé sous le signe du changement : «II est question ici d'un merle bègue qui mène sa barque dans le vaste monde. C'est un oiseau d'une quarantaine d'années. Il vient de se sépa­rer de sa femme et de quitter le toit qui abrite ses enfants, pris d'une bougeotte terrifiante. Il cultivait son jardin, il va maintenant sur les routes, heureux et malheureux comme tout être qui vit. » L'auteur raconte comment, après une rupture, il fait l'expérience de nouveaux lieux, de nouveaux visages, d'un quotidien où les repères habituels ont disparu. «Mon lit est dans le salon de Wil et mon sac, posé à coté de moi, contient l'indispensable matériel de route (ou de déroute), indispensable au point que je veux ignorer de quoi il est constitué, puisque j'ignore ce qui m'est désormais indispensable.» Liège elle-même, «cette bonne ville» (mais pas tant que ça), devient méconnaissable, s'élargit aux dimensions «d'un continent». Sans doute est-ce pour cela que, chose inhabituelle chez lui, Savitzkaya n'hésite pas à en nommer les rues, de même qu'il n'hésite pas à nommer les personnes qu'il côtoie. La réalité sociale fait irruption de manière explicite, parfois tri­viale dans les préoccupations de l'écrivain. La maturité venant, il se rend compte — même s'il a quelque mal à l'accepter — que l'on n'échappe pas au monde, que l'on est tenu de rendre des comptes à la société où l'on vit. Et parfois au sens le plus littéral : ainsi quand le fisc lui attribue d'office le statut de travailleur indépendant, et lui réclame en conséquence le versement de cotisations sociales... On découvre, au détour de certaines pages, un Savitzkaya amer et révolté, qui ne résiste pas à l'envie de régler au passage quelques comptes, d'égratigner les institutions qui lui ont causé du tort, les individus qui ont médit de son œuvre ou de sa personne. C'est l'as­pect le plus inattendu, et sans doute le moins plaisant de ce livre. Non que cette colère ne soit légitime. Il n'y aura jamais assez de voix pour dénoncer la bêtise pesante des adminis­trations, le pharisaïsme d'une caste d'« intel­lectuels » qui passe le plus clair de son temps à s'autocélébrer sans vergogne, l'inertie et l'hy­pocrisie des pouvoirs culturels, si réticents à délier les cordons de leur bourse, mais si prompts à s'arroger le mérite d'œuvres qui se sont faites sans eux, quand ce n'est pas mal­gré eux ou contre eux. Mais était-ce ici le lieu pour le dire ? A ce Savitzkaya polémique, on préfère le Savitzkaya positif, l'écrivain de l'af­firmation, celui qui noue les liens sans les trancher, qui nous enseigne à regarder le monde, qui révèle les choses dans leur diver­sité et leur complexité, qui dit l'étonnement et le bonheur d'être là, simplement.

On le voit, grand est le chemin parcouru de­puis les premiers textes (Mongolie plaine sale, L'Empire), qui baignaient tout entiers dans les eaux tumultueuses, mais aussi rassurantes, de l'imaginaire, jusqu'à ce Fou civil qui, dans son titre même, porte la trace d'une contra­diction intime : comment peut-on devenir «civil» sans cesser d'être «fou» ? Comment arriver à se situer à la fois dans la norme et en dehors d'elle ?

Savitzkaya pose le problème sans chercher à le résoudre — c'est-à-dire à le réduire. Plus que la certitude, Fou civil est un livre qui dit le doute, la difficulté d'exister, l'étonnement de celui qui a conscience d'être, pour re­prendre un titre précédent, magnifique dans son infinie simplicité, «en vie». Un livre au­quel on a envie de revenir pour en méditer tel ou tel fragment. Citons-en un en guise de conclusion : «Mettez de côté vos yeux pendant cent jours, ils sont fatigués, pleins d'immon­dices et de poussières télévisées, et ne tenez plus compte de ce qu'ils vous indiquent sur la cou­leur du ciel, l'épaisseur des nuages, les visages humains, les volutes des fumées. Vous aurez bien le temps de faire vos observations plus tard ; après un repos de cent jours. Il n'y a rien à voir sur les panneaux publicitaires des villes occupées par des images fabriquées par des gens qui pensent soi-disant comme vous. Méfiez-vous des gens qui disent penser comme vous. Le premier lundi du mois, après l'avoir rendu in­utilisable, posez votre téléviseur, si par malheur il vous en reste un, sur le trottoir, pour le ca­mion qui ramasse les objets encombrants. Et devenez taupe pour plus de bonheur. Pour vos oreilles, procédez aussi radicalement. La aussi, il y a un appareil a mettre à la voirie. »

Daniel Arnaut