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Critiques de livres


Thilde BARBONI
Frémissements
Edit. Luce Wilquin
2000
200 p.

Un seul regard

II faut se réjouir d'avoir des auteurs qui sont aussi des traducteurs, qui écrivent une langue en la faisant vibrer d'une musique venue d'au-delà des frontières, qui la réchauffent d'un autre soleil et lui don­nent des paysages nouveaux. Ce passage pourrait ne déboucher que sur de l'exotisme mais, lorsque les sentiments sonnent juste, il relève de l'enchantement. Stella le sait, un seul regard aura suffi pour qu'elle se retrouve « innamorata », éprise d'amour. Un regard pour se perdre, pour que ce sentiment la dérobe à elle-même et vienne interrompre le fil de sa vie pourtant tendu dans le refus. Va-t-elle rire ou pleu­rer, rêver ou désespérer ? L'histoire n'est pas si simple.
Elle se souvient de son enfance, de ces quelques mois passés en Italie, chez sa grand-mère, jeune veuve qu'elle découvrait brutalement, sans parler la langue, sans connaître les rites du village. A cette petite fille venue du nord, dont la mère était ma­lade, on pardonnait les turbulences puis on tentait d'expliquer les convenances. Et Stella comprendra que certaines femmes peuvent vivre des mois, des années en se dé­lectant d'un seul regard posé sur elles. Plus tard, Livia, la cousine, la confidente, lui parlera de l'amour.
Entretemps, son père est parti et sa mère semble guérie. Stella rentre partager avec elle les quelques années que la maladie lui laisse. Bref répit et puis, il y a un mari, mais si peu, à peine le temps de voir naître Clara, une fille que Stella aurait tellement voulu semblable à sa propre mère et qu'elle re­garde grandir avec effarement... Stella, per­due en elle-même, comprend qu'elle n'a connu qu'un monde de femmes mais n'a pas vécu ; elle a seulement imaginé la vie de sa mère d'abord, celle de sa fille aujour­d'hui. La sienne ne s'est écrite qu'en creux, en retrait.
Maintenant, il y a cet inconnu, ce regard croisé et elle découvre l’innamoramento dont lui parlait sa grand-mère. Stella hésite entre rêve et réel, perd pied dans l'un comme dans l'autre et part pour Rome, re­trouver Livia avec ses affaires de cœur, et revoir Pierluigi, le bel adolescent qui la fas­cinait, trente ans auparavant. Nouveau voyage, nouvelle initiation. Thilde Barboni a le ton juste, le phrasé et le rythme qui conviennent pour rester au plus près d'un sentiment sans cesse mouvant. Elle fait de Stella, encombrée par son passé, sans présent et toujours en attente, un portrait émouvant et attachant ; elle trace avec dou­ceur l'itinéraire de cette femme qui se croit fragile, s'invente brisée et se retrouve resplen­dissante dans le miroir d'un rétroviseur. Il y a sûrement un peu de magie dans l'amour mais il y a, dans le roman, un on­doiement, des frémissements qui lui don­nent tous ses pouvoirs. Sans militantisme, l'auteur profite aussi de cet univers de femmes pour rappeler que la condition fé­minine n'est pas toujours la plus enviable. Et elle a l'élégance de le faire sans dresser un portrait-charge des hommes, au contraire. Sans doute ne sait-on jamais pourquoi on tombe amoureux mais il est des livres dont on voudrait rencontrer les personnages.

Jack Keguenne