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Critiques de livres


Julos BEAUCARNE
Front de libération de l'oreille et autres considérations
Le Grand Miroir
Bruxelles
2002
60 p.

Libérez vos oreilles !

Après le Front de libération des arbres fruitiers, voici celui de l'oreille. Dans un petit livre rose et bleu, Julos Beaucarne nous livre cinq plaidoyers pour un monde en osmose avec le cosmos et en prise avec la terre et ses racines. Le poète de Tourinnes-la-Grosse s'insurge contre la langue de bois, le pouvoir du pèse, du fisc et du saint bénéfice, contre l'american life aseptisée, contre les troupeaux de dévieurs d'enfants, contre les mines, souve­nirs de haine qui peuplent encore tous les Sarajevo. Il se fait le porte-drapeau aussi, de tous ces mots dont le son suffit à exprimer tant de choses, comme berdouille ou cuberdon, slotch ou potopot ; de cette musique qui « épouse la palpitation de notre sang, de nos langages, de nos climats », de ces en­thousiasmes capables de « générer une épi­démie d'énergie ».

Six textes écrits entre 1985 et 2001, six su­jets de dissertation poétique à contre-cou­rant de la mode et de la civilisation SMS qu'on pourrait utilement confier aux en­fants d'aujourd'hui pour qu'ils en prennent de la graine. Mais c'est peut-être les adultes qui ont encore le plus besoin de ces ré­flexions poétiques...

Première approche, une communication faite en 1985, à Colonster lors d'un col­loque sur les « musiques exclues ». C'est le texte de base du front de libération de l'oreille, où Julos Beaucarne vous rappelle les méthodes de l'esclavagisme sonore. Ecouter le silence : c'est devenu impossible. Au fin fond des forêts, là où vous croyez capter le silence palpable des lieux secrets, votre micro enregistre en fait au loin le bruit d'un avion invisible, d'une machine agricole, voire les stridences d'un motocross. Le bruit nous entoure, il envahit nos vies et décime nos oreilles. Et que dire de tous ces tympans collés à une radio, de ces décibels qui frappent au cœur de l'oreille des cerveaux anémiés par le bruit ? Voici l'occasion pour nombre de profes­seurs ou de parents de mettre le sujet sur la table. Le premier texte de Julos Beaucarne ouvre le débat. « Le "Disco" (120 pulsions/ minute) a été fabriqué pour faire perdre toute mémoire personnelle aux danseurs et les faire boire au maximum » ; « à la radio, il y a peu d'aventuriers, peu de femmes et d'hommes-saumons qui remonteraient le courant en proposant d'autres styles de mu­sique », on trouve sans chercher les idées-coups de poing qui amorcent la discussion. Une mine pour les profs de lettres qui cher­chent des sujets de réflexion... Deuxième texte, plus court et daté de janvier 2000, Ma culture transpire par tous les mots de ce désir si vif de connaître ses racines et les sources de sa langue : « Je cherche ma cul­ture dans cette "Ouallonnie" que je voudrais marcher en long et en large ». Un bel opus qui nous remet en mémoire l'importance des licences poétiques.

La mort de Julie et Mélissa a provoqué le troisième texte, écrit en septembre 1996 : « sur le bord du monde il y a des enfants qui marchent, il ne faut presque rien pour qu'ils tombent dans l'abîme, précipités hors d'eux-mêmes ». Où le philosophe n'oublie pas que nous sommes tous responsables, que nous cautionnons une telle société où les enfants sont des otages, « en divinisant un univers médiatique de violence, de bru­talité, de non-amour et de laideur ». C'est le souvenir de la mort et de la barbarie qui hante également le quatrième récit. Quelques mots au retour d'un voyage à Sa­rajevo, en juillet 2001 pour garder en mémoire les 269 810 fantômes qui hurlent dans les paysages d'apocalypse tracés par la barbarie dans une ville de la vieille Europe. Le péché capital permet à Julos Beaucarne de distinguer les tentations vénielles du cra­quelin et de la brioche de notre enfance et le péché capital d'aujourd'hui qui serait peut-être plus sûrement de s'éteindre soi-même, de renoncer à son originalité pour se fondre dans le troupeau. Beaucoup plus de gaieté dans le dernier ma­nifeste, Grandeur nature, qui commence par le texte de la Brabançonne wallonne sur l'air de la « petite gayole ». Voici une ode au Ravel qui permet « d'embrasser l'air sur la bouche » et de rêver une piste cyclable qui courre jusqu'à la Méditerranée, voici com­ment devenir « l'inventoir » de l'Europe... Mais allez donc y voir de vos propres yeux, vous entendrez grâce à ce petit livre de cin­quante petites pages beaucoup d'autres choses encore.

Nicole Widart