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Critiques de livres


Otto GANZ
L'Enroulement
Paris
Ed. Hors Commerce
2004
149 p.

Roulement à mots

Qualifier un écrivain d'inclassable, d'« auteur belge hors normes », comme le fait Franck Spengler sur la quatrième de couverture de L'Enroulement, sixième roman d'Ot­to Ganz, veut tout dire... tout en ne di­sant rien. Depuis Baudelaire, les écri­vains inclassables pullulent au point de former la plus large des classes. Surtout en Belgique : ne définit-on pas parfois notre patrie littéraire comme un « pays d'irréguliers » ? L'inclassabilité (et ses va­riantes) constitue en fait un classement des plus commodes... Or si, en effet, aucun Linné de la litté­rature ne nous fournira d'étiquette pré­établie pour parler de L'Enroulement, il est possible de procéder par approxima­tions successives afin de donner une idée de ce qu'est cet « ovni littéraire » (autre cliché qui a servi à évoquer des milliers de livres...). Tout cela pour en arriver à dire que, dans L'Enroulement, Otto Ganz crée une sorte de roman­tisme post-célinien formaliste. Ouf ! Qu'est-ce à dire ? L'écriture est basée sur l'oralité (à la Céline), mais le langage y est sans cesse trituré (de façon formaliste). Là où les céliniens orthodoxes obéissent à un rythme et un ton donnés d'emblée, basés sur une déformation argotique simple de la langue littéraire, Otto Ganz ménage sans cesse des surprises, déformant la langue à deux ou trois reprises, comme dans ce passage où se mêlent répétitions, énumérations, structures orales et tour­nures recherchées et où se télescopent des métaphores apparemment incohérentes (les os étant comparés successivement à un sommier, une voilure, une charpente, un squelette d'oiseau) : « II arrive que mes os craquent. Mes os creux... qu'ils craquent avec un bruit de sommier trop jeune. Il arrive que mes épaules et ma co­lonne vertébrale prennent des attitudes de voiles latines, ennassant le vent, s'y prêtant... à ses poussées et tractions... des expressions de charpente lorsqu'elle s'en­fonce sous la neige : les chevrons bou­gent, les tenons et les mortaises grincent, les pannes ploient, les arbalétriers se dé­forment avec des bruits secs... mon sque­lette branle, craque, grince se fend sur toute sa longueur, mais tout tient bon, rien ne se casse, rien ne se lâche, rien ne se rompt. Ainsi sont faits les squelettes d'oiseaux [...]. » L'écriture de Ganz semble être animée d'un refus de la clô­ture, comme s'il s'agissait de toujours repousser le silence in extremis. Il en va de même au niveau du récit. Celui-ci se ter­mine par trois points de suspension qui concrétisent l'incertitude dans laquelle est laissé le lecteur quant au sort des protago­nistes. Vient ensuite une seconde partie, très courte et intitulée « Fable », qui peut s'interpréter comme une version allégo­rique du roman. Cette fable, malgré les lois du genre, reste ouverte, particularité que l'auteur souligne : « Qu'on ne s'of­fusque point d'un tel dénouement : ce n'en est pas un [...] ». Après quoi, le livre contient encore un dernier chapitre, fait d'une phrase unique, mais disposée en vers, imprimée en italiques et en carac­tères plus grands que le corps du texte : « C'est par manque d'humanité / Que les bêtes ont de si tristes vies. » L'ensemble de ces dispositifs font de ce texte, avant tout, un roman sur le lan­gage. Les réflexions du narrateur pren­nent d'ailleurs souvent celui-ci pour objet : « Remarque, il n'y a pas tant de lettres à changer pour passer de magie à maladie... J'aime bien ces dérapages qui font notre appartenance au langage [...] » (l'italique est dans le texte). L'Enroulement n'est pas célinien seule­ment par son phrasé, il l'est aussi quant à sont contenu. Il est fort de cette hargne et de ce désespoir réaliste qui caractéri­sent les meilleures pages du Voyage ou de Mort à crédit. Toutefois, en contraste, apparaît une histoire d'amour. Doulou­reuse, certes, impossible, réunissant deux angoissés à l'extrême, mais idéale aussi, en un certain sens, porteuse d'une part d'éternité, romantique en somme : « II faudra des millénaires pour [...] détruire ce qui surgit de l'explosion, et notre durée de vie est une goutte d'eau dans ces durées d'effacement. » Contrairement à ce que pourrait suggé­rer l'étiquette hétéroclite bricolée ici, le roman d'Otto Ganz ne manque pas de cohérence, car cette histoire d'amour romantique est une histoire de langage, ou du moins de communication verbale. Les amoureux d'Otto Ganz s'écrivent des lettres, se téléphonent, s'envoient des courriels... Et le narrateur commente autant leur dialogue qu'il ne les retrans­crit : « Elle a souvent le dernier mot, c'est là un privilège que je consens à lui laisser quand elle guide la conversation, doucement... ». Sam, tel est le prénom du personnage féminin, souligne elle aussi, dès le début du récit, le caractère verbal de leur relation : « [...] plus per­sonne n'existe une fois que je suis passée par la forme de tes mots ». Comme cette ultime citation le prouve, le romantisme et l'amour-par-le-langage ne sont en rien inconciliables. Et l'enroulement du titre est sans doute autant celui des phrases que celui des sentiments.

Laurent Demoulin