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Critiques de livres

Nathalie Gassel
Des années d'insignifiance
postface d'Éric Brogniet
Avin
Éd. Luce Wilquin
2006
98 p.

L'enfance, l'enfer
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 144

À plusieurs reprises déjà, le Carnet et les Instants (120 et 133 notamment) a signalé l'apport original, parfois explosif des écrits de Nathalie Gassel qui bouleversent les valeurs convenues des émotions, de la morale, de l'esthétique, mais aussi les canons de la communication et du littéraire. Par à-coups, à travers des allusions ou des évocations fulgurantes, on a pu deviner le refus de tout conditionnement imposé comme celui de l'éducation, de la socialité ou même des origines. Voici un livre au titre sans équivoque, destiné à accompagner ou à compléter la lecture des précédents. Des années d'insignifiance ne peut en effet qu'éclairer et mettre en relief l'entreprise d'auto-régénération que développent des ouvrages comme Musculatures, Construction d'un corps pornographique ou Stratégie d'une passion, libérant le corps, le sexe, les pratiques amoureuses, l'humanité en général, et, bien sûr, l'écriture, sans quoi rien de tout cela ne prendrait sens. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, une nécessité vitale : le besoin impérieux de signifier s'origine à cette enfance-enfer que Gassel dénonce tout en en regrettant l'obligation. «Au début était l'enfer! C'est ainsi que je vois l'enfance. Il est difficile de n'occuper pas son histoire, de n'être pas tributaire de cette époque où il nous semble que nous ne choisissons rien.» Tout dans cet incipit mériterait qu'on s'y attarde, mais ce qui frappe c'est que la narratrice, après l'évidence de la constatation – l'enfer est – revendique aussitôt la singularité, l'individualité de son jugement, même si cette profession de soi s'élargit jusqu'à se généraliser et concerner quiconque. Elle entend bien, fût-ce à distance, s'emparer de ce passé qui ne lui appartenait pas et, bien mieux que l'annuler, le faire sien, se l'incorporer par l'écriture aujourd'hui, en l'obérant des marques de sa haine ou de son rejet. Ce passé, désormais ravalé au rang de «projections dérisoires», belles toutefois si l'on y applique ses propres couleurs, est acceptable grâce à ce que Gassel appelle «liberté» et «mouvance». Le constat est trop clairvoyant pour n'être pas libératoire, en effet : «Enfant, je me sentais étrangère et le monde me semblait futile…» L'origine des contraintes, constrictions, torsions qu'il a fallu s'imposer pour contrer ce double clivage est évidente, c'est l'insignifiance de ces années où l'on compte «pour rien» dans un monde qui ne compte pas davantage. Dès lors, alternant système et poésie, Gassel entreprend un va-et-vient ininterrompu entre l'autrefois et l'aujourd'hui. Obsédée par le besoin d'exister, alors qu'il lui interdit de s'épanouir, elle n'a d'autre issue que l'éloignement, la rupture, pour combattre à armes non égales dans cette lutte de classes larvée qu'engendre l'abus de pouvoir de l'adulte envers l'enfant. En parler alors, c'était se mettre en plus grand péril encore, risquer de perdre son autonomie ou s'exposer aveuglément aux blessures de cet «expert en stratégies destructrices» que peut être un psychologue «mal intentionné». Elle ne parlera donc qu'en secret avant de s'exprimer avec éclat devant tous, à travers les « éclosions vertigineuses » d'une écriture libérée. Si Gassel règle ses comptes avec ce récit, c'est sans acrimonie. À chacun son dû : entre sa mère obtuse, entêtée et sa belle-mère étrangère et hostile, elle choisit de s'adresser à son père, malheureux impuissant à conjurer les désastres, et lui adresse une sorte d'hommage posthume, citant des extraits de son journal ou des poèmes qu'il a écrits. C'est à travers lui qu'elle tente d'éclairer la problématique de la filiation. Trajectoire prévisible? Pas vraiment. Il faut certes toute une vie pour renverser l'insignifiance, mais Nathalie Gassel a pris de l'avance.