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Critiques de livres


Jean-Marc TURINE
Gesualdo
roman
Talus d'approche
1995
263 p.

L'intense douleur de sa musique...

Composer, prier et réclamer le fouet : étonnant mélange d'activi­tés qui résument cependant le quo­tidien de Don Gesualdo de Venosa à la fin de sa vie. Dans son château fort de construc­tion médiévale, une forteresse carrée, aux murs épais, à la porte sévèrement gardée, le Prince redoute une punition extérieure qui ne viendra pas ; il tyrannise les musiciens qu'il invite, compose des œuvres d'une beauté insolente et chante sa mort pour bri­ser le silence. Un horrible exil intérieur, la plus éprouvante des punitions, a donné ces chants désespérés, les plus beaux, dit-on. Quels terribles événements ont donc conduit ce prince riche, ce musicien génial à l'autoflagellation et aux ténèbres ? C'est Pietro Bardotti, le serviteur du Don Carlo Gesualdo, dernier prince de Venosa, qui parcourt avec nous le triste chemin d'un musicien maudit. De l'enfance à Naples jusqu'à la longue crise d'étouffement qui se clôt par la mort le huit septembre 1613, dans la forteresse de Gesualdo : Pietro décrit pour nous la vie du Prince, invente les pièces manquantes du puzzle, détaille les nœuds de la vie de son maître, dénoue la trame de sa création. Rap­porte les paroles entendues, imagine les autres. « Je sais, quand, à la minute près, je tuerai parce que le chant que désire mon corps est un mirage. Je sais que j'embrasserai encore mon bourreau, un bourreau que j'ai aimé (...) » « Je tuerai du jour la fadeur, pour rendre au vent sa folie, à la mer, sa vigueur, au corps, son désir (...) Pourquoi a-t-il fallu que la musique s'empare de mon âme ? » Pietro livre consciencieusement les paroles du Prince. Celles-ci précèdent tout juste le drame, cet instant terrifiant où la mort s'accomplit, au cours d'une interminable nuit d'automne, une nuit « si étrangement sensible, qu'elle nous ferait croire au bonheur ». Est-ce l'enfant qui a détourné l'amante du musicien ? Est-ce la musique qui a fait fuir le désir du créateur pour sa femme ? Est-ce cette absence de liens d'amour qui a provo­qué l'adultère, l'insupportable trahison ? « Tu ne m'as jamais dit encore comment as­souvir son besoin d'amour si on n'est pas aimée », dit Maria d'Avalos, princesse de Venosa, le soir de ses noces avec la mort. Elle sait que Don Gesualdo arrachera de sa disparition une musique incomparable, gri­sée des ténèbres.

Dire la folie qui suivit, le corps des amants exposé nu sur la place publique, Naples dé­chirée par le double crime, dire le chemine­ment créateur de la musique de Don Ge­sualdo au cœur des ténèbres, retracer les méandres de cette vie perdue, la vie est un roman. Les descriptions pointilleuses de Jean-Marc Turine cernent des paysages douloureux, des lumières indécises ou crues quitte à s'y perdre un peu. Il nous propose un intéressant détour pour mieux appro­cher la musique, à travers cet étonnant Pie­tro Bardotti, un demi-siècle au service d'un prince napolitain, éclaboussé des miettes de gloire, des paillettes de culture, enfermé dans ce service et dans la culpabilité, et qui nous emmène dans son écriture contour­née, dans ses phrases-labyrinthes, au cœur du terrible tourment. Parfois, on a peine à le suivre tant l'histoire paraît impossible. Et pourtant... Dieu, que la musique est belle...

Nicole Widart