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Critiques de livres

Promenades poétiques
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 144

Les recueils de poésie foisonnent. Il n'est guère possible de rendre compte en détail de chacun d'eux –d'autant que certaines plaquettes sont parfois très minces. Pour leur donner quand même un écho critique, on peut les regrouper par auteur, de manière à cerner la cohérence d'un parcours personnel, ou encore par thème ou en fonction d'affinités formelles. Mais on peut aussi amorcer une balade à travers des livres récents, qui n'ont en commun que le fait d'être parus au moment. Dans sa diversité, le paysage qui se dessine alors aura peut-être tout simplement les couleurs du temps.

Pierre Gilman publie un premier recueil, mais il écrit, nous dit-on, depuis plus de trente ans. De fait, au premier abord, Dans la serre poétique semble touffu et laisse craindre une accumulation de textes qui paraîtraient enfin. À la lecture, on est saisi par une densité qui demeure impénétrable, étrangère, d'autant plus que les textes sont rassemblés en sous-ensembles qui m'ont paru trop courts et que les poèmes se présentent comme une prose découpée quand ils ne sont pas syncopés d'une manière déroutante qui entrave la musicalité. Sur le fond, il y a ici une mélancolie, une sorte de douleur à vivre ("dans un présent ouvert comme un gouffre / puisque vivre est encore et encore mourir") qui est aussi un consentement, accordé comme à regret, et qui se penche vers l'enfance pour retrouver une mobilité et un bonheur au passé ("ajuster ce peu de mots à la tendresse de toujours"). Le ton est assourdi, porté au silence, intime, on sent que l'auteur s'adresse à des proches, mais aussi que la mort et le deuil sont omniprésents – ce qui m'a mis mal à l'aise : il en a dit assez pour provoquer l'impression de dévoiler son intimité, mais trop peu pour nous permettre d'entrer en connivence. Gilman ne manque pas de souffle, mais plutôt d'une vision ou d'une intention plus claire.

À l'inverse, Un crayon pour les acrobates, le recueil de Lucien Noullez est léger – aux meilleurs sens du terme. "Et s'il n'y avait rien, / rien qu'un carillon creux / pour que rêvent ici / les feuilles obstinées / et les humains têtus?" Noullez écrit avec délicatesse et pudeur, il virevolte, comme ses acrobates, sur le fil de la vie, sans faire fi du danger et sans oublier la gravité, mais en évitant de s'appesantir. Le monde est tramé de bonheurs et de malheurs dont chacun reçoit son lot ; ils ont, tous comptes faits, la même importance et ils passent. Reste donc à s'en accommoder, voire, dans ce cas, à s'en émerveiller comme "Un enfant seul à la fenêtre / écoute l'oiseau décoiffé". Cela offre des poèmes qui commencent ainsi : "Pour déboucher le ciel, il fallait grimper l'escalier", "Chaque matin, le lait arrivait à cheval" ou "Depuis longtemps on ne peut plus parler aux trop petits garçons" ou encore "Lire en chinois serait une aventure verticale et lire le persan relève de la houle". Noullez fait pétiller le quotidien et lui insuffle un enchantement ; on voudrait que de tels livres ne finissent jamais.

Anne Rothschild formule, par le biais de la huppe, figure commune au Midrash et au Coran, un rêve pour le Moyen Orient. "La voie de l'encre crie comme la voix du sang", l'espoir cherche un chemin entre douleurs et souffrances ("l'amour est fort comme le vin / éternel comme le chagrin des mères pour leurs fils égorgés"), connaît l'histoire ("l'aiguille de mon rêve brode une étoile"), mais s'obstine "Sans autre garantie / Que d'avoir approché le visage de l'ennemi". On comprend combien un tel projet relève de l'incantation (qu'une actualité postérieure à la parution ne fait, hélas, que confirmer); Anne Rothschild le mène avec une douceur persuasive ("Referons-nous jamais ensemble / Ce chemin dont l'héritage nous égare?"), en considérant, au-delà du fait religieux, la richesse d'anciennes cultures ("nous sommes sans nouvelles des prophètes"), sans illusion, peut-être ("L'âme est étrangère partout"), mais en maintenant vive et émouvante une promesse fragile. Chanter sous les bombes n'est certes pas suffisant, mais ne pas chanter risque d'être pire.

Avec Apparences, Caroline Coppé publie, cinq ans après le précédent, un deuxième recueil qui retient l'attention. L'auteure n'a pas l'air particulièrement prolixe, mais elle témoigne d'un regard qui s'exprime par une concision imagée, jamais obscure. "Mèches de rire, / odeurs d'averse encore frémissante, / j'aimerais tendre ma hutte parmi vos déploiements." Derrière les Apparences du titre, Coppé creuse une métaphysique du vivant sur une Terre où tout dépasse la mesure de l'homme qui ne maîtrise, par ailleurs, et parfois douloureusement, qu'une partie de ses actes. Ce faisant, les poèmes ne dénoncent rien, mais constatent ("Les comètes fuient la rotation") ou partent en quête d'un lieu d'accordailles : "Prévenir le blé de son destin de chute / à voix haute pour que l'homme comprenne / les murmures d'un langage universel" – un langage que la poésie cherche à décrypter et à exprimer ("Le monde est fluide et sans rancœurs"). Bien sûr, il faut d'abord "prendre appui sur l'hypothèse du quotidien", même si ce n'est que pour "déployer une envergure trébuchante" ; peu importe car, au fond, ce que Coppé nous dit c'est que le respect grandit dans la juste mesure des perceptions.

Dans ce parcours de lectures, il vient un moment pour l'étonnante découverte, en l'occurrence, celle d'Elke De Rijcke et via un tome deux – le premier nous a échappé, il faudra faire du rattrapage… Surprenante poésie qui donnera certainement du grain à moudre à ceux qui la jugeront trop hermétique, mais qui apportera un grand plaisir de lecture à ceux qui s'efforceront de la décoder. Et ce ne sera pas bien difficile : il n'y a pas d'obstacle ici, mais une auteure qui prend en charge toutes les possibilités de la mise en page et de la typographie, qui joue d'un registre large, d'une vaste tessiture pour gérer son économie de paroles, tantôt quasi bavarde, tantôt épurée par contraction, en parfait accord avec l'humeur ou les circonstances. Ce qui surprend ici, c'est cette manière d'inscrire le corps par une simple ondulation des cheveux, une position du talon ou l'incidence d'une lumière dans un rapport au monde, ou aux autres corps, qui en dévoile tout le ressenti et les sentiments induits ("combien étroite sur la peau, nocturne / la robe l'âme éreintée contre moi" ou "je suis repliée, tes vertèbres sont / dans ma courbure"). Nombreux sont ceux qui s'extasient devant des sculptures antiques pour des raisons moins précises. De Rijcke donne à lire une espèce de journal excessivement intime (peut-être inventé, d'ailleurs), parfois solaire, parfois sombre, mais sans exhibition, avec une manière de dire qui se coule dans la manière de faire et appelle une forme d'adhésion; le lecteur partage ainsi ce qui préside au choix d'un chicon dans un supermarché ou éprouve les gestes posés pour les soins d'un nourrisson. Si quelquefois la forme flâne, elle peut s'attarder aux détails, mais lorsqu'elle se contracte, elle signale une urgence, épousant des rythmes qui ne sont pas équivalents tout au long du jour. "Un quelque chose apparemment te tire vers l'intérieur" et la littérature prend tout son sens d'expression quand elle tire aussi finement les mouvements de l'âme des manifestations du corps.

Il viendra bientôt un moment où, dans l'œuvre abondante de Gaspard Hons, on fera un choix et, quant à moi, je placerai sa Promenade à Rorschach au premier rang. Je trouve ici apaisé un auteur dont j'ai parfois jugé le questionnement alambiqué et les interrogations encombrantes dans la forme des poèmes. Ce n'est pas qu'il ne doive y avoir que des réponses ou des certitudes, mais il y a des auteurs qui, à force de confier leurs recherches, troublent plus qu'ils n'enrichissent leurs lecteurs. Comme je ne prise pas cette approche, je me réjouis de ce recueil dans lequel Hons épargne – mais il les a dépassés – ses points d'interrogation, réussit à conjuguer de manière sereine ses dilections pour les mots, les paysages, la peinture et à métamorphoser son questionnement en une tension sous-jacente. Et à dire vrai, chaque page sonne ici comme terriblement définitive, implacablement ciselée et nourrie de toutes les richesses d'une longue réflexion et d'un talent sûr à construire les images. Oui, "les mots broutent leur origine", le soleil s'accoude au potager et le rouge dans la peinture, c'est de la confiture de groseilles ; désormais, le proche, l'hypothétique ou l'absent, la question ou la limpide évidence, l'émotion et son rendu, semblent à portée de poème, s'ajustent à la neige ou s'épicent de coriandre – les mots vibrent comme la lumière dans un tableau de maître.

Dans cette promenade chez les poètes, il faut encore signaler l'anthologie que publie le Cercle de la Rotonde à l'occasion de ses quinze ans. Les poètes réunis y viennent aussi d'outre-frontières (cela dynamise les échanges) et si chacun n'a qu'un espace limité, l'anthologie permet de retrouver quelques grands noms (E. Brogniet, M. Dugardin, S. Meurant, C. Nys-Mazure…) ou de rencontrer quelques voix qui s'affirment (j'épinglerai Olivier Coyette et Gwenaëlle Stubbe). Une manière de faire des rencontres, comme le souhaite ce Cercle, et aussi de maintenir ouverte une porte lumineuse par laquelle arrivent de nouvelles voix.

 

Pierre Gilman, Dans la serre poétique, Lausanne, L'Age d'homme, 2006, 144 p.

Lucien Noullez, Un crayon pour les acrobates, Lausanne, L'Age d'homme, 2006, 88 p.

Anne Rothschild, Le rêve de la huppe, dessins de Rachid Koraïchi, s. l., Al Manar, Coll. "Méditerranées", 2005, 80 p.

Caroline Coppé, Apparences, Amay, L'Arbre à paroles, 2005, 80 p.

Elke De Rijcke, Gouttes! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche II, Bruxelles, Le Cormier, 2005, 112 p.

Gaspard Hons, Promenade à Rorschach, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2005, 140 p.

Cercle de La Rotonde, Résonances, Bruxelles, Éd. Mémor, Coll. "Transparences", 2006, 160 p.