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Critiques de livres

Kenan Görgun
Fosse commune
Paris
Fayard
2007
425 p.

Route 666
par Laurence Ghigny
Le Carnet et les Instants n° 148

DeepCity, petite cité des États- Unis dans les années 60, sortie des profondeurs de l'ennui pour plonger dans celles du drame. Tout commence par un viol collectif dans un orphelinat pour jeunes filles dont l'unique témoin est Randall Hollister, un jeune camé à un point tel qu'il croit venir du futur. Le shérif, averti par l'étrange étranger, met un point d'honneur à ce que sa ville reste hermétiquement préservée du malheur et de l'anormalité, surtout à l'aube du 4 juillet, jour de fête nationale. Il convainc ses hommes de la nécessité de contenir cette horreur et de régler le cas en catimini. Les policiers arrêtent les violeurs, maintiennent les victimes à l'abri des regards, exécutent les uns d'une balle dans la nuque, réduisent les autres au silence dans un immense brasier… Mais qui trop embrasse mal étreint, la putréfaction ne reste pas confinée au charnier, les cendres s'échappent du crématorium. Le chaos peut commencer, la boule de feu s'abattre sur DeepCity et le morbide éclabousser ses habitants.

Cette «fosse commune» rassemble les victimes et les bourreaux, elle recueille les rêves qui ont à peine eu le temps d'être formulés qu'ils peuvent déjà être enterrés, piétinés par le destin, dénaturés par les travers personnels qui font que le fétu de paille se transforme en poutre puis en rouleau compresseur et éventuellement en arme à feu, tournée vers soi ou braquée sur autrui. La vie qui n'en veut pas davantage à certains qu'à d'autres, mais qui, pas plus que la mort, ne lâche prise. Elle commence par une mise au monde difficile, que d'aucuns tentent de reculer, poussés par l'instinct que le pire est à venir, puis dont ils s'accommodent fatalement avec les moyens du bord jusqu'à ce que vienne la fin. Il en est ainsi des personnages du roman : de Randall Hollister (drogué, accessoirement matricide et pourtant narrateur héroïque), à Sourire moqueur (chef d'une bande de violeurs dont le père l'a à ce point tabassé qu'il a réussi à lui refaire au sens propre le portrait), en passant par Jim Thompson (le shérif que son obsession du bien faire pousse à accomplir l'irréparable), Alvin, (le flic dont l'ambition le rend particulièrement doué pour l'extermination), Reginald Jones (le prêtre qui ne sait définitivement plus à qui adresser ses prières), Gerald Thomas (le maire qui saisit toute l'étendue de son incompétence), ou Marie Hollister (la mère aussi fortuite que peu investie de Randall)…

Entre western, road movie (qui n'aurait peut-être pas été moins bon, si la route avait été moins longue), polar et livre de science-fiction, le roman offre une alternance de points de vue narratifs, passant sans prévenir du «je» au «il», qui contribue à installer un horizon de relativité et présente un indéniable talent pour les descriptions. Kenan Görgün sort ainsi de son chapeau (s'il en porte un) une palette très large de personnages chaque fois habilement dépeints, tantôt en quelques traits, tantôt de manière plus prolongée à travers différents moments du récit.

Kenan Görgün élabore une tragédie qui pourrait se définir comme le chamboulement absolu, le carnage de tout ce qu'on peut avoir la faiblesse de penser comme acquis : la police comme garante de l'ordre ; la mort comme définitive; le passé, le présent, le futur comme des entités séparées ; les méchants comme définitivement pourris et les gentils comme sempiternellement angéliques… Tout cela se dresse dans un cadre américain, d'hier et d'aujourd'hui, une Amérique qui se construit sur des certitudes : ordre, famille, religion, travail, respect, etc., mais qui perd les pédales quand le vernis se fissure, ce qui arrive souvent, car les certitudes, dans le meilleur des cas, ne tiennent qu'à un fil.

Un style rythmé, non dénué d'humour, souvent noir, basé entre autres sur les jeux de mots et les enchaînements verbaux qui ressemblent à l'enchaînement des faits emprisonnant les personnages dans un piège inextricable, comparable à une toile d'araignée, où ils se retrouvent pieds et poings liés, marionnettes réunies pour assister aux premières loges à leur descente aux enfers.