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Critiques de livres

Kenan Görgün
L'Enfer est à nous
Louvain-la-Neuve
Quadrature
2005
266 pages

Naissance d'Orphée
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 142

Kenan Görgün vient d'entrer par la grande porte dans le paysage des lettres belges. Il s'est d'abord discrètement fait remarquer en livrant des contributions à la revue Marginales, puis en publiant un court recueil de poèmes, Mémoires d'un cendrier sale, chez Maelström. Voilà maintenant qu'il confirme le talent que l'on pressentait en publiant coup sur coup un imposant recueil de nouvelles et un roman.

Oui, il porte un nom turc et il est né à Gand (en 1977); cela ne surprendra qu'à moitié dans cette belgitude littéraire ouverte à tous les horizons et prête à tous les accueils, pourvu qu'ils drainent leurs pesants d'imaginaire. Et Görgün ne s'en prive pas puisque dans sa «déclaration d'amour à la littérature», selon ses termes (traduisez : son premier livre), il propose une série de nouvelles qui sont autant d'approches de genres littéraires : du conte "biblique" au conte de Noël en passant par la science-fiction et le polar, le fantastique et d'autres récits plus proches du quotidien. Voilà, d'entrée de jeu, un défi dans lequel bien peu oseraient se lancer, mais que Kenan Görgün aborde avec sérieux et décontraction. Sa manière de donner une cohérence à un ensemble aussi disparate se découvre dans le titre, L'Enfer est à nous, programme générique pour chaque nouvelle qui laisse entrevoir une version de cet enfer : désert irradiant, solitude perdue en elle-même, enfants abusés, déchéance par la drogue, drame conjugal, mafieux en goguette, etc.

Kenan Görgün
L'Ogre, c'est mon enfant
Avin
Luce Wilquin
2006
162 pages

Se lancer d'emblée en touche-à-tout des genres littéraires n'est pas une mince entreprise et, effectivement, l'ensemble n'est pas parfait, ne serait-ce qu'à cause de sa disparité : on ne traite pas de la même manière une fugue d'enfants maltraités et un règlement de comptes entre criminels dans un bar sordide. Quand le polar appelle un ton rondement mené et un sens de la dérision, l'autre histoire demande une empathie et une compassion; le lecteur se trouve ainsi confronté, selon les sujets traités, à des densités variables dans le propos et ne peut que constater les changements de rythme. Tantôt concise, enlevée, tantôt détaillée, développée, l'écriture est cinématographique, avec d'essentielles mises en situation, mais des plans cadrés parfois trop larges et trop longs. L'auteur a de l'humour et un sens de la dérision, mais aussi une facilité de plume qui vient gauchir son propos. Tout à l'intérêt qu'il porte à ses personnages et soucieux de les observer au cœur de leur humanité – ou de fouiller leurs blessures, leurs fêlures –, Görgün grossit parfois ses textes inutilement, même si cela part des meilleures intentions.

Parlera-t-on de surcharge ou de prouesse? En tout cas, il réussit dans son premier roman à faire traîner le temps d'un accouchement pendant plus de 120 pages, même s'il y a de nombreuses digressions. Il est vrai que Catherine, en féministe militante, ne comprend pas très bien comment elle a pu se retrouver dans cet état : victime malgré elle de l'amour pour son mari ou d'un homme qu'elle assimile, au milieu de ses souffrances, à cette mafia du pénis? Toujours est-il que le gynécologue sue des grosses gouttes et qu'elle participe fort peu à la bonne mise au monde de ce bébé, un garçon! Malheureusement pour ses convictions, elle sait qu'elle va alimenter les rangs de l'ennemi et cherche à retarder l'échéance à tout prix, d'autant qu'elle sent déjà dans ses entrailles une de ces souffrances que les mâles inflige aux femmes. Pendant ce temps, Frank, son mari, à la fois ravi et éploré, essaie d'établir avec son enfant une communication par téléphone et Monica, sa sœur, l'assiste dans la chambre de la maternité, sereine et distante, tout en narrant leurs histoires respectives et ce qui les a amené, toutes deux, à se retrouver ce jour-là. Que l'enfant finisse par naître ne constitue pas en soi un happy end, il y aura des prolongements douloureux…

Il y a clairement, chez Kenan Görgün, un souci de s'intéresser à l'humain et de l'observer dans ses comportements en même temps qu'une compassion pour ses fragilités et une compréhension de ses folies, de ses dérapages. On ne peut toutefois s'empêcher de penser, après ces deux lectures, qu'il est pessimiste, qu'il sait que prendre soin de quelqu'un reste dérisoire par rapport aux maux qui nous rongent. A moins qu'il ne soit réaliste. Je pencherais pour une troisième hypothèse : quand on arrive à cette qualité d'écriture, on laboure et on remue nos parts obscures, même si ce n'était pas l'intention première.

Deux livres d'une ébouriffante virtuosité et un auteur dont on peut attendre le meilleur dès qu'il aura domestiqué un talent encore à l'état sauvage.