pdl

Critiques de livres


Julie Guerlan
Première communion
Bruxelles
Le Grand Miroir
2005
231p.

Le monde sans lunettes
par Laurence Vanpaeschen
Le Carnet et les Instants n° 140

Les mots prononcés par la petite fille au centre de Première communion, premier roman de Julie Guerlan ont un parfum de madeleine. Ils nous renvoient avec une justesse terrible à ce moment de l'enfance où on perçoit si fort toute l'étrangeté et toute la cruauté du monde des adultes, où on se donne et où on aime de façon inconditionnelle, où on se révolte et où on souffre avec une intensité à couper le souffle, où on invente comme jamais plus on n'arrivera à le faire, et où cette profondeur cristalline ne reçoit souvent en retour que la totale incompréhension de ceux qui ont oublié ce qu'on sait si bien à six ou sept ans.

La petite narratrice est si vraie, si proche qu'elle fait parfois mal, tant sa grande petite vie se confond avec nos souvenirs. «Je vois le monde comme un enfant voit le monde, c'est-à-dire qu'il n'y a rien entre le monde et moi pour m'empêcher de le voir.»

Elle vit dans une famille ni pire ni meilleure que la plupart des autres, une classe moyenne du milieu des années 60, des origines mêlées, flamande, wallonne et française, comme si souvent en Belgique. Des parents qui ont voulu vivre mieux que les leurs, paysans et ouvriers, et ont donc fait «des études», qui ne savent pas comment donner l'amour qu'ils n'ont pas reçu, qui cherchent un sens à leur vie entre le conformisme, le saindoux et les coups de leur éducation, et un pauvre semblant de rébellion soixante-huitarde fait de retour à la campagne avec frictions sans savon dans la rosée du matin, de riz complet, d'amour libre raté et d'interprétations freudiennes à trois sous du mal-être d'une enfant qui cherche à s'inventer du bonheur. Une enfant qui voudrait bien grandir mais sans devenir adulte parce que les «adultes s'ennuient même quand il y a Zorro à la télé».

Elle est terrible, cette grand-mère qui ne sait que le malheur, celui de l'usine à quatorze ans, celui du mari mort à la guerre, celui du fils mort de la polio, ce malheur qu'elle veut faire payer à sa fille en lui promettant de chasser tous les fiancés pour qu'elle ne soit jamais heureuse et en passant sa maison à l'eau de javel pour nettoyer sa sale vie.

Il est terrible, ce père qu'une enfance martyrisée a rendu un peu schizophrénique, qui oscille entre poète bonhomme qui fait des blagues et joue de la guitare, et bourreau en herbe qui joue à noyer sa fille le dimanche à la piscine en promettant chaque fois qu'il ne recommencera plus. «Papa est un bon chien qui se transforme parfois en loup furieux.»

Elle est terrible cette mère qui n'arrive pas à s'inventer une autre vie que celle que sa propre mère lui a assenée à coups d'humiliations, qui est triste, grise et macrobiotique quand sa fille la voudrait joyeuse, fardée et gâteau à la crème, qui ne perçoit rien de l'amour immodéré de son enfant et s'en débarrasse à coups de gifles, de file-dans-ta-chambre-au-lit et de neuroleptique. «Moi, je crois qu'elle m'envoie au lit pour essayer que je meure, parce qu'elle en a marre que je sois dans ses pieds. Et c'est parce que je ne veux pas mourir qu'elle me donne du sirop calmant, une cuillère et puis deux et puis trois, et puis encore une chaque fois que je me lève.» Puis tente de recoller sa vie, son couple et sa famille en lambeaux en lisant Freud. «L'oncle Sigmund est ma bête noire. Il fouille sans se gêner avec ses gros doigts dans notre inconscient comme d'autres tripotent dans leurs narines.»

Pour échapper à ce monde étroit, la petite s'en invente un, un beau, un doux, avec Serge son amoureux qui ne lui lâchera jamais la main et à qui elle donne tout ce qu'il veut, un baiser, un œil, une fesse. Mais les adultes font fuir Serge, en la menaçant de l'enfermer dans une cage comme une folle qu'elle est puisqu'elle parle toute seule. Alors elle s'invente la vie qu'ils veulent, celle qui ne leur casse pas les oreilles, eux qui ont perdu leurs ailes en même temps que leurs rêves. «Je trouve une vie qui évite le mot inutile, une vie qui ne fatigue pas la salade, une vie qui ne salit pas sa robe et qui respire à peine.» Et pour protéger ce qu'elle sait si précieux, elle ne mange plus, parce qu'alors «je cesse de grandir, et l'enfance en moi ne risque plus rien».

Un livre à lire, pour se souvenir et ne pas reproduire. Et parce qu'il est beau, tout simplement.