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Critiques de livres


Vinciane DESPRET
Hans, le cheval qui savait compter
Les Empêcheurs de penser en rond
2004
136 p.

Comptes et mécomptes d'un cheval

Rappelons d'abord brièvement les faits. Il y a tout juste un siècle, à Berlin, un cheval nommé Hans défraie la chronique par ses exploits. Il semble capable d'accomplir divers tours de force, tels qu'effectuer des opérations arithmétiques, reconnaître des couleurs ou les cartes d'un jeu, dénombrer les personnes de l'assistance qui portent un chapeau, et ainsi de suite. Performances si remarquables, en tout cas si remar­quées, qu'elles finissent par attirer l'at­tention de la communauté scientifique. Une commission d'experts est nommée, sous la conduite du professeur Oskar Pfungst, qui a pour tâche de déterminer comment le cheval s'y prend pour obte­nir, aux épreuves qui lui sont proposées, des résultats bien supérieurs à ceux que laisse attendre la moyenne statistique. Au terme de diverses expérimentations, ils en arrivent à la conclusion suivante : la personne qui l'interroge (pas nécessai­rement son propriétaire) fait, au mo­ment d'arriver à la bonne réponse, un mouvement presque insensible, mais que le cheval, lui, perçoit. Prenons un exemple. Supposons qu'on lui demande combien font trois fois cinq. Le cheval commence à frapper le sol de son sabot. Lorsqu'il en est au quinzième coup, l'in­terrogateur effectue un imperceptible re­trait de la tête et du tronc (qui peut être de l'ordre du quart de millimètre, voire même moins !) : le cheval le détecte et cesse de frapper. La preuve décisive est apportée par le fait que si on lui bande les yeux, il est complètement perdu et se met à fournir des réponses aberrantes. Les choses pourraient s'arrêter là. Mais Pfungst poursuit ses expériences, dans les conditions du laboratoire cette fois. Il veut explorer systématiquement la ma­nière dont un « sujet » bien entraîné est capable de détecter chez celui qui l'inter­roge des signaux lui permettant de s'orienter. La minutie, la perspicacité et l'obstination avec lesquelles Pfungst mène ses investigations ont de quoi sur­prendre. C'est que l'enjeu est de taille. Pour le comprendre, il faut le resituer dans le contexte de l'époque. La psycho­logie expérimentale en est à un tournant décisif de son histoire : c'est le moment où elle cherche, en se calquant sur le modèle de la physiologie, à éliminer de son champ les éléments subjectifs, de manière à obtenir des protocoles expéri­mentaux reproductibles a priori par n'importe quel scientifique. Une évolu­tion dont le behaviorisme aujourd'hui largement dominant marquera l'apogée. Mais par cette exclusion qui dépouille le sujet de ses attributs non objectivables pour en faire un « quiconque », la psy­chologie expérimentale relègue dans les ténèbres extérieures un pan entier de la relation, celui par lequel deux êtres hu­mains (ou un être humain et un ani­mal) sont dans un rapport d'influence réciproque. Rapport qui peut se penser comme un désir, une complicité, une « préférence pour l'accord », scellée par « une confiance qui actualise ce à quoi elle se fie ». Ainsi, pour en revenir à lui, l'« entrée de Hans en psychologie » a pour conséquence de limiter son rôle au « seul registre du contrôle ». Le cheval a été « mécanisé », il est, si l'on peut dire, devenu bête. On a cessé de s'intéresser à l'extraordinaire faculté qu'il avait de répondre au désir des humains en effec­tuant des prouesses qui pour lui n'ont normalement aucun sens et en acquérant des capacités qui ne lui sont pas naturelles, simplement pour complaire à ceux qui l'interrogeaient. La visée du livre de Vinciane Despret, comme de ses précédents ouvrages, est de réhabiliter une autre vision de sa discipline, dans laquelle « la psychologie se définirait comme science des compé­tences, et les dispositifs comme lieux d'exploration et de création de ce dont les humains peuvent être capables quand on les traite avec la confiance qu'on ac­corde aux experts ». Elle le fait d'une manière remarquable, dans un essai par­fois déroutant pour le profane, mais tou­jours passionnant. C'est qu'avec un art consommé de la narration, elle arrive à tenir constamment serrés le récit des faits (le décryptage progressif des ex­ploits de Hans) et leur réinterprétation en termes d'enjeux (les enseignements qu'il est possible d'en dégager quant à l'objet et aux limites d'une certaine psy­chologie). Preuve, s'il en était besoin, qu'un ouvrage de philosophie des scien­ces ne se réduit pas à son contenu : c'est, aussi, une affaire d'écriture.

Daniel Arnaut