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Critiques de livres

Jacqueline Harpman
Du côté d'Ostende
Grasset
2006
209 pages

Les bonnes manières
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 142

À de rares exceptions près, les personnages de Jacqueline Harpman affichent de bonnes manières, ils respectent sans peine les convenances et même se montrent parfaits. S'ils se déportent souvent vers les marges, c'est avec discrétion ou élégance. Elle les aime trop pour ne pas les parer toujours de distinction. Elle sait aussi que, le cas échéant, la noirceur de leurs desseins, l'étendue de leur crime tireront tout bénéfice de cette apparence lisse. Mais, dans son dernier roman, Du côté d'Ostende, qui nous chante un air connu dès son titre, la monstruosité est rangée ou lointaine : pas de meurtre, pas d'inceste, pas de violence, seulement un suicide auquel nous n'assistons pas en direct, mais qui nous est rapporté par le témoin différé mais capital qu'est le narrateur. Effacé, toujours en dehors des éclairages violents, ce personnage, à la mine de rien, est néanmoins très important puisque le récit n'existerait pas sans lui : «Je suis Henri Chaumont, moi! l'utilité, le second rôle, l'ami de la famille […] l'efficacité même…»

Témoin très proche d'une histoire qui ne fut pas la sienne, ce personnage secondaire de La Plage d'Ostende (1991) devient ici un héros quasi malgré lui, car il est, un peu à la manière de François Seurel dans Le Grand Meaulnes, le dépositaire des confidences et des secrets, et par là, l'involontaire maître d'œuvre qui va relier les différents fils d'un réseau. Grâce à lui, nous allons en quelque sorte relire le roman précédent selon un nouveau point de vue puisque, en bon historiographe, le narrateur va confirmer ou infirmer le récit que nous connaissons, le compléter, le corriger là où il faut. C'est donc sans grande surprise que nous retrouvons l'essentiel de cette histoire d'amour d'autrefois, si grande que le souvenir en est ineffaçable, permanent dans la mémoire de Chaumont et probablement aussi dans celle du lecteur. L'héroïne d'alors, Emilienne Balthus, inconsolable après la mort de son amant, le peintre Léopold Wiesbek, a fini par s'éteindre à son tour, à un âge avancé malgré qu'elle en ait eu. Elle vient de mourir quand commence le présent récit dont le narrateur sera l'ami fidèle, Henri Chaumont. Celui-ci a accompagné Emilienne dans son chagrin, l'entourant de son amitié jusqu'à ses derniers instants et c'est à lui qu'elle confie, in fine, le journal qu'elle a tenu durant ses années de bonheur et au-delà. De confident qu'il était déjà, le voici devenu découvreur de la face cachée d'une histoire qu'il ne connaissait que partiellement, puis, exécuteur des dernières volontés de la disparue. C'est alors qu'il prend la plume et, imitant son amie, qu'il va aussi raconter sa vie secrète et construire sa propre histoire : ce sera la vraie révélation. Ce personnage jusqu'alors resté dans l'ombre des autres va s'en dégager pour enfin se révéler : un homosexuel qui a toujours dissimulé ses penchants et au sujet duquel nul ne paraissait se poser de questions. Il ne s'agit donc pas d'une suite de La Plage d'Ostende à proprement parler, comme l'était Le Véritable Amour (1960), achevant, bien des années plus tard, l'histoire de L'Apparition des esprits (2000). La première version avait été donnée par Emilienne, en voici une autre, celle d'un personnage jusque-là silencieux ou discret, qui peut mettre au jour ce qu'elle a tu ou n'a jamais su. Une autre façon de baliser cette relecture est de signaler qu'il n'y a rien a ajouter, si ce n'est précisément l'insoupçonnable que nul n'est censé connaître, pour son malheur parfois : une histoire totalement inédite.

Cet exercice d'écriture, tout en raccords et festons, requiert une subtilité de brodeuse et démontre un amour de la finition dans le moindre détail. C'est ici que se déploie le talent de Jacqueline Harpman, sans pareil lorsqu'il faut exposer légèrement un sort cruel et énoncer, dans l'indifférence et en sourdine, les plaintes les plus intimes.