pdl

Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
En toute impunité
Paris
Grasset
2005
284 p.

Du bonheur dans le crime

 

Après avoir si souvent déclaré dans ses interviews quel plaisir elle pre­nait à écrire, Jacqueline Harpman le prouve de manière éclatante avec son dernier roman, En toute impunité, fran­chement jubilatoire. Elle s'amuse et le fait savoir. A ses familiers, elle adresse presque autant de signes de complicité que dans ses autobiographies de fantai­sie, par des allusions à des proches, au nombre et à la couleur de ses chats, à ses prénoms favoris, à son quartier, à ses goûts personnels, traçant ainsi de cail­loux blancs un chemin de recon­naissance. Quant à ses lecteurs, elle en resserre le cercle fidèle et stimule l'intelligence par de sub­tiles vues en contrechamp sur cer­tains de ses romans comme Orlanda ou ce Bonheur dans le crime auquel on ne cessera de penser tout au long de la lecture du pré­sent volume. Déjà le titre intro­duit un thème familier, l'impu­nité supposant la faute, la culpabilité. De tous les dysfonc­tionnements qui hantent les livres de Harpman, de toutes les noir­ceurs qu'elle y évoque — passions destructrices, maltraitances fami­liales, adultères, incestes, meur­tres ou maladies mortelles — au­cune, me semble-t-il, ne fait l'objet d'une sanction, selon quelque justice que ce soit. Le sourire d'un visage d'ange, l'hu­mour imparable ou l'exquise poli­tesse de leur exposition se char­gent d'en estomper les effets ou de les absoudre. Ce récit n'échap­pe pas à la règle. C'est en toute impunité qu'on monte une entreprise de ruse à la tire, qu'on chasse le beau parti pour s'en débarrasser le mo­ment venu, c'est-à-dire l'héritage assuré. Mais l'objectif est louable qui justifie l'absence de châtiment. Il faut sauver une belle demeure, la Diguière, qui me­nace de s'effondrer, et par là-même assu­rer l'avenir de toute une blonde fa­mille... de femmes, bien entendu ! Les pères, en effet, n'ont fait que passer, le temps qu'il fallait pour assurer la péren­nité de mère en filles et en petites filles. Harpman s'adonne donc à quelques-uns de ses plaisirs favoris : servir une cause qui lui semble digne, en matière d'esthétique, de linguistique ou même d'éthique, à condition d'en élargir le champ. Comme à l'accoutumée, elle va déployer une vaste érudition en des do­maines aussi divers que la botanique, la pharmacologie, l'antiquariat, la décora­tion et surtout l'architecture, signalant d'entrée de jeu sa dette à l'égard de son architecte de mari, Pierre Puttemans, le dédicataire du roman. Elle n'oublie pas d'assortir les personnages à leur noble demeure, elle exhibe de belles femmes autonomes, quel que soit leur âge, élé­gantes, intelligentes, spirituelles dont la langue est à la hauteur des textes clas­siques dont elle s'inspire, comme si, sous un tel toit, elles ne pou­vaient parler comme le commun des mortels. Aussi ne manque-t­elle pas, en amateur éclairé, de fustiger au passage les fauteurs de troubles qui blessent le langage de leurs barbarismes comme ils enfonceraient le pavement sécu­laire de la cour sous leurs lourds véhicules. Tout à fait à l'aise dans l'aimable paradoxe qui consiste à traiter des pires hor­reurs derrière un éventail de roueries grammaticales, Harp­man perfectionne ici son dis­cours habituel en multipliant les dialogues, substituant aux com­mentaires d'autrefois, un flux de réparties directes. Il est vrai qu'aujourd'hui, elle se plaît à écrire aussi des textes pour la scène comme on pourra en en­tendre bientôt au théâtre des Martyrs, à Bruxelles.

Jeannine Paque