pdl

Critiques de livres

Jacqueline Harpman
Mes Œdipe
Bruxelles
Le Grand Miroir
2006
293 p.

Chère malédiction
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 145

Les mythes ont ceci d'exaltant qu'ils sont ouverts à tous et même inépuisables si l'on veut se donner la peine de les explorer, suffisamment clairs pour esquisser une piste et obscurs pour attiser la curiosité. Jacqueline Harpman a toutes les raisons du monde de s'intéresser au mythe d'Œdipe. Sans insister sur le fait qu'elle est psychanalyste, il suffit de reparcourir l'ensemble de son œuvre pour comprendre qu'elle se sente parfaitement à l'aise avec toute espèce de situation complexe, problématique ou retorse. Faut-il encore l'aggraver, son imagination n'est jamais dépourvue. Avec sa dernière production, Mes Œdipe, une tragédie en toutes lettres, le ton est donné dès le titre : la version qu'elle nous propose sera toute personnelle. Double et même plurielle, elle évoluera sans cesse entre le merveilleux et la réalité la plus basse. Harpman compose habile-ment avec la fidélité au texte de Sophocle — on sait combien elle est soucieuse du fait — et sa propre interprétation, qui lui souffle des mises au point inattendues, d'infimes et sourcilleuses corrections, ou encore de ces jugements qualificatifs, souvent pleins d'humour, dont elle a le secret. Le registre n'est jamais uniforme. Comme les enfants qui se chamaillent et perturbent la conversation sérieuse de leurs royaux parents, l'utilitaire, l'intendance ne sont jamais loin du malheur lorsqu'il se déclare, ce qui donne au drame, selon Harpman, une curieuse tonalité. Sur le point d'instituer une malédiction universelle, les héros n'en oublient jamais totalement le boire et le manger ou l'équivalent pratique.

«Étrange douleur que celle de ne pas souffrir» : ce qui convient à l'homme c'est d'être travaillé par les contraires, lui-même champ de bataille et, partagé entre la lucidité et l'aveuglement, d'hésiter constamment entre le bien et le mal. Aussi Œdipe sera-t-il heureux, dans le savoir comme dans l'ignorance de son crime. Il ne pourra distinguer si l'inceste représente «le bonheur absolu» ou «l'étreinte abominable». Tantôt héros sublime, tantôt clown stupide, il passera d'un discours à l'autre, toujours attachant dans son déchirement. Successivement ignorant, voire benêt, illuminé, aveugle, il finit clairvoyant et assume sa condition en mourant les yeux ouverts, car il ne s'est pas crevé les yeux mais le cœur. Cet C dipe qui «ressasse» son drame pendant une bonne partie du texte s'en tire finalement avec les honneurs et meurt immortel.

Comme elle en a l'habitude, Jacqueline Harpman mélange habilement l'érudition et l'invention, la fantaisie la plus débridée. Elle a relu Sophocle et tient à le prouver, mais elle sort de son imagination un personnage en quelque sorte profane, humain, Sophronie, qui prend aux dieux les rênes de l'histoire, quand il le faut. Avec çà et là des empreintes de ce tragique français issu du classicisme qu'elle affectionne (elle citera un vers de Phèdre au passage), elle n'oublie pas ses créatures familières et dote sa Jocaste d'un appétit sexuel sans bornes, Antigone de la fureur propre aux filles, car le plus sûr des équilibres est la colère. Les jeunes gens, Etéocle et Polynice sont plutôt sots. Quant au vieux devin, Tirésias, il préside, juge, mais plus phraseur qu'efficace, il reste bien en-deçà de la servante au grand cœur, guide lucide et discrète, comme la romancière elle-même. Avec ceux-là, Œdipe intègre aisément la cosmogonie harpmanienne.

Lorsqu'elle s'attache à une entreprise, non seulement notre écrivaine la mène à bien, mais elle y met tout son talent. Après une vingtaine de romans ou de nouvelles, la voici qui s'attaque au théâtre et aborde une technique résolu-ment différente de celle de la narration. Et pourtant elle y semble à l'aise. Il est vrai que les dialogues de ses romans sont toujours d'un niveau de langue soutenu, parfois très loin de l'oral si ce n'est celui du théâtre précisément. Avec Mes Œdipe, la perspective est audacieuse de nos jours puisqu'il s'agit d'une tragédie, puisée à la source maîtresse de la Grèce antique que l'auteure avait déjà approchée dans une nouvelle de La Lucarne. Elle aime les mythes mais aussi ces personnages inventés, qui sont probablement une partie d'elle-même, et ne les abandonne jamais définitivement, quand elle ne les suit pas dans une de ces continuations qu'elle a plusieurs fois déjà exploitées. C'est ainsi qu'elle a donné une suite, Le véritable amour, à ce roman lointain, L'Apparition des esprits, ou, plus récemment, un écho à La Plage d'Ostende. Souci de se corriger, amour de ses créatures, plutôt besoin encore de respirer en leur compagnie, tout cela finit par former un monde cohérent. Quant à Œdipe, aujourd'hui multiple, par la grâce d'une psychanalyste qui se dévoile un peu ou selon la permissivité infinie que s'accorde la romancière, il se refait une réputation.