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Critiques de livres


Benoît PEETERS
Hergé. Fils de Tintin
Flammarion
coll. Grandes biographies
2002
512 p.

Vie de Georges Rémi, homme et dessinateur

J’étais encore un gosse lorsqu'en 83, on annonça au journal télévisé de la RTBF la mort du papa de Tintin. Si je me souviens bien, on nous avait montré un dessin de Tintin qui pleurait, et la voix der­rière disait : Tintin est orphelin. Mais ça, c'est ce qu'il me reste dans mon souvenir, assez flou à vrai dire. D'une chose pourtant je suis certain, c'est que c'était triste. Avec une telle manière de présenter l'événement, tous les gamins de mon âge avaient l'impres­sion que ce qui arrivait à Tintin pouvait très bien nous arriver à nous aussi : le mécanisme de l'identification marchait en plein. J'avais tout juste eu le temps de me lier à lui. En quelques années, presque toutes ses aventures m'étaient passées entre les mains : il y avait la collection personnelle de mon grand frère, et puis, pour les numéros manquants, celle des cousins, voire celles des oncles. Il était par­tout : quel petit Belge n'est pas né avec le jeune héros à la houppette ? Cela s'est-il ar­rêté ? Naît-on encore, en Belgique, avec un Tintin dans les mains ? Bien des années plus tard, en en parlant avec des amis, j'ai appris qu'Hergé avait eu un passé politique pour le moins trouble ; je relus les premiers albums — des Soviets au Congo — et me mis à coller systémati­quement l'étiquette « fasciste » sur les beaux vestons coûteux du dessinateur. Désormais, j'aurais défendu cette thèse devant mes amis. C'est comme si j'avais vécu l'histoire rétroactivement : la polémique était tou­jours si forte et vive, qu'elle atteignait un collégien du début des années nonante.


Benoît PEETERS et Raul RUIZ
Le Transpatagonien
Les Impressions Nouvelles
2002
94 p.

C'était pour moi l'âge des décisions dras­tiques, je me cantonnai à mon idée sur le sujet ; il aura fallu attendre 2002, et toute la science, l'érudition et l'intelligence de Be­noît Peeters pour recoudre chez moi un dé­chirement dont j'ignorais l'ampleur. Hergé fils de Tintin est une œuvre d'une portée quasi philanthropique : elle opère en moi une sorte de réconciliation intérieure, comme elle le fera chez d'autres lecteurs nés sous le signe de Tintin. Et nous sommes, je crois, très nombreux.

Les raisons pour lesquelles Peeters dédie son livre à Georges Rémi m'échappent probable­ment, mais cette dédicace est symptomatique de tout le livre : constamment, l'auteur s'at­tache à rendre justice au père de Tintin. Rendre justice : sans passer sous silence ses erreurs, nombreuses, mais sans ignorer non plus son talent et sa force. Rendre justice, pour Peeters, et on le comprend dès les pre­miers chapitre du livre, c'est restituer à la postérité toute l'humanité du personnage, dans ses contradictions autant que dans ses grandes réussites, en regardant sereinement la vie d'un artiste. Au fil des pages de ce livre, on comprend combien l'auteur estime, sans l'admirer aveuglement, le dessinateur qui a passionné sa propre jeunesse, et on apprécie la justesse de l'hommage qu'il lui rend : s'il met en évidence son activisme dans les milieux de la droite catholique, collaborationniste durant la guerre, dans la­quelle il baigna, il montre cependant com­ment Hergé réussit à s'affranchir, petit à petit, d'une partie des préjugés de ce milieu. La thèse de Peeters est, qu'il me pardonne si je caricature quelque peu ici, que c'est Tintin qui lui a permis justement cet affranchisse­ment. Le célèbre reporter naquit sous l'égide d'un prêtre, l'abbé Norbert Wallez, qui avait mis Hergé à la tête du supplément illustré pour les enfants du journal Le Vingtième. Si au départ les thèmes abordés étaient on ne peut plus liés à la propagande de la droite catholique d'avant-guerre, comme l'anticom­munisme ou le colonialisme, bientôt les aven­tures vont dépasser ce cadre assez étroit, et engager leur auteur sur la voie de la réflexion. Les nombreuses rencontres de sa vie et une sorte de volonté de rester fidèle à une idée positive et très personnelle de ses héros feront qu'il évoluera toujours plus dans le sens de la curiosité et de l'ouverture à la pensée. Cette thèse, pourtant, Peeters ne la force jamais : c'est toujours avec honnêteté intellectuelle qu'il en montre les limites et les vertus. Dans le numéro 121 du Carnet et les Ins­tants, Jan Baetens écrivait de Peeters qu'il est un encyclopédiste ludique, à l'image de Borges. Si, dans cette biographie d'Hergé, le ludique a tendance à s'effacer devant la gravité et l'enjeu du sujet traité, l'encyclo­pédisme de l'auteur y garde toute sa fraîcheur : la manière dont Peeters parvient à intéresser le lecteur aux problèmes tech­niques de la reproduction, notamment, et celle dont il met en évidence le génie intui­tif d'Hergé en la matière — comme en d'autres domaines, dont la publicité — sont tout à fait étonnantes. Avec une aisance tout terrain, Peeters parvient à donner d'Hergé l'image d'un artiste ancré dans son temps, attentif aux problèmes de son époque, et d'un homme à la constante re­cherche d'un équilibre entre les tensions de sa vie professionnelle et publique et celles de sa vie privée. Aussi je me permets de dire que c'est un livre dont le lecteur ressort grandi, humainement et intellectuellement. Du même auteur, en collaboration avec le cinéaste Raul Ruiz, paraît aux éditions Im­pressions nouvelles un roman aussi court qu'étonnant : Le Transpatagonien. L'histoire — ou plutôt devrais-je dire : les histoires — se déroulent dans ce train qui, en cinq ou six jours, traverse le Chili. Le narrateur, accompagné de sa grosse malle de voyage, aboutit dans le wagon dit des conteurs. La traversée se passera ainsi à entendre ces hommes et femmes, commis-voyageurs pour la plupart, raconter à tour de rôle des histoires plus fantastiques les unes que les autres. Qu'il s'agisse de celle d'un cube de glace radioactif qui ne fond jamais, et s'amuse — au sens littéral du terme — à re­produire les objets qui l'entoure, ou de celle de savants retombant en enfance par suite d'une rencontre extraterrestre, ces fictions, comme leurs conteurs, rivalisent en force et en imagination. Mais qui est le narrateur, et quelle histoire raconte-t-il en fin de compte ? Je ne vous le dis pas, et vous laisse découvrir vous-mêmes la manière dont les deux auteurs-conteurs bouclent leur mer­veilleux circuit ferré.

Pascal Leclercq