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Critiques de livres


Paul HERMANT
Au temps pour moi. Journal intime d'une association d'idées, 1989-2004
Les Carnets du Dessert de Lune
2004
181 p.

Une autre idée de la démocratie.

C'était en décembre 1988, un an avant la chute du mur de Berlin et l'effondrement du commu­nisme. Paul Hermant, avec quelques autres, met sur pied l'Opération villages roumains, afin de réagir à la mégaloma­nie destructrice de Ceausescu et son projet délirant d'urbanisation rurale. L'idée : faire « adopter » les villages rou­mains par des communes d'Europe oc­cidentale ; au bout du compte, elles ne seront pas moins de 3 200 à y prendre part (on en trouvera dans le livre, sur vingt-cinq pages, l'énumération exhaus­tive), et leur intervention ne restera pas sans effet. En 1992, pendant les guerres qui ravagent l'ex-Yougoslavie, il fonde l'association Causes communes et, dans la foulée, les Ambassades de la démocra­tie locale. Ici aussi, la mobilisation est considérable. En 2002, c'est la création de « lautresite », revue en ligne, instru­ment et prolongement de Cause com­munes.

Trois dates, trois jalons. On pourrait en ajouter d'autres. Depuis une quinzaine d'années, Paul Hermant n'a pas cessé d'écrire, d'agir, de mobiliser autour d'une autre idée de la démocratie. Le livre qui paraît aujourd'hui, Au temps pour moi, est en quelque sorte le bilan de ces quinze années de lutte. Il aurait pu se présenter sous la forme d'un ensemble suivi, continu, sans aspérité. C'est le parti inverse qui a été choisi. Plutôt que de reconstruire l'histoire après coup, au risque de lui donner une cohérence artificielle, l'auteur a préféré la livrer sous forme de fragments. Ou plutôt de plusieurs séries de fragments entrelacées, d'époques et de natures diverses, dont les voix dialoguent, se ré­pondent et parfois s'opposent, de ma­nière à former journal intime d'une as­sociation d'idées, sous-titre à double entente de l'ouvrage. On y trouvera donc des textes relatant les efforts dé­ployés dans plusieurs pays d'Europe de l'Est, en collaboration avec des maires démocrates et des journalistes, pour mettre sur pied, face à l'inertie des grandes institutions, une nouvelle forme de citoyenneté, sous la forme de réseaux s'appuyant sur la « compétence com­munale », et tenter ainsi de créer un lien direct entre « le local et le suprana­tional ». On y trouve la correspondance croisée, durant le mois d'avril 1996, entre l'auteur et Nicolas Levrat, profes­seur de droit international à l'Université de Genève et à l'Université Libre de Bruxelles. On y trouve d'autres ru­briques encore, où peuvent figurer aussi bien des réflexions politiques que des considérations quotidiennes, des aphorismes (« Chat écrasé craint l'auto ») que des listes, qu'il s'agisse des collabo­rateurs, des endroits où il a dormi ou d'observations météorologiques, avec mention des températures dans les prin­cipales villes européennes... Manière de rappeler, sans doute, que l'histoire est faite et racontée par des hommes, qui ont leurs qualités et leurs défauts, leurs particularités, leurs limites. Ce qui ex­plique pourquoi tout ne se déroule pas toujours comme on l'espérait, pourquoi il arrive que des initiatives prometteuses s'enlisent ou que les choses prennent un cours décevant (pour ne mentionner qu'un exemple : le découragement en­gendré par la résurgence des nationa­lismes et des particularismes dans l'ex-Yougoslavie, anéantissant ou du moins relativisant les espoirs nés de la chute du communisme). L'un des grands mérites de ce livre est, tout en gardant ferme­ment le cap, de ne pas se voiler la face devant la réalité, de ne pas cacher les doutes des acteurs, de faire état des né­cessaires remises en cause dans la straté­gie à adopter.

On trouve aussi, dans Au temps pour moi, une rubrique intitulée « Billets ». Elle reprend une sélection de textes écrits pour « lautresite », revue de « poé­sie politique » en ligne *. Ils vont de sep­tembre 2002 à septembre 2003, soit la période pendant laquelle ce site a été actif avant que les moyens de subsis­tance lui soient retirés (assurément, son existence gênait trop de monde). Ils traitent de sujets en relation avec l'ac­tualité, la plupart évoquant le problème des sans-papiers, parfois sous un angle inattendu — ainsi cette histoire du vil­lage de Gesves où se trouvent deux jeunes réfugiés afghans, que chacune des écoles se dispute afin d'arriver au quota qui lui permettra de ne pas perdre des heures de cours... Parfois au contraire l'auteur prend de la distance : on pense, parmi bien d'autres, au texte où, s'insurgeant contre un commentaire fait lors de la mort de Leni Riefenstahl (« sa proximité avec le nazisme jette une ombre sur son talent »), il rappelle que la réalisatrice du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade bénéficia au contraire pour faire ses films de « l'ex­trême précision de la mécanique et de la logistique national-socialiste », celles-là mêmes qui présidèrent à l'extermina­tion systématique des juifs. Paul Hermant excelle à faire ce genre de rapprochements — d'« associations d'idées ». Et c'est en quoi on peut dire que son livre est l'œuvre d'un véritable auteur, chose rare dans des textes de cette nature. Un auteur à l'écriture pré­cise, précieuse — presque toujours dans le meilleur sens du terme, quelquefois (rarement) dans le moins bon, lorsqu'il lui arrive de céder aux séductions d'une formule un peu trop bien sentie. Et un livre qui mérite qu'on lui fasse une place à part parmi les ouvrages qui trai­tent du monde dans lequel nous vivons.

Daniel Arnaut

1. Ces textes, à l'exception du dernier, avaient été publiés par en mai 2004, sous le titre Rase campagne, aux éditions De la démocratie.