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Critiques de livres


Jean-Pierre OTTE
Histoires du plaisir d'exister
Julliard
Paris
1997
221 p.

Glissements progressifs du réel

Regardez. Regardez bien. Regardez mieux. Le quotidien, anodin, n'est pas ce que l'on croit. Et nos amies les bêtes sont bien plus étranges que nous ne le pensons. Etranges, étrangères, même. Si l'on en croit Roger Foulon et ses His­toires de bêtes parues aux Editions Luce Wilquin et dédiées à Thomas Owen, prospec­teur inlassable de l'étrange, il faut bien peu de choses pour que la nature nous emmène au-delà du réel...

Almyre s'inquiète : le lion de l'Atlas dans son décor de rocailles et de planches sau­vages qui orne le tapis à trois sous acheté au tchouc-tchouc a déchiqueté sa main plus cer­tainement que l'acier mordant de la ton­deuse qu'il nettoyait. La mort de Lambert le braconnier, dans un méandre secret de la Semois, ne peut s'expliquer. A moins que l'on croie à l'existence de la Reine des truites et de ses gardiennes, magma vivant qui vous enlace, vous submerge irrésistible­ment jusqu'à ce que mort s'ensuive... Quant au pion Defourny, noyé dans un étang après qu'il ait fait glisser sa petite dé­capotable sur les milliers de petits corps gluants et migrateurs, il pourrait bien être victime de la vengeance sauvage des gre­nouilles qui suscitaient ses sarcasmes...La mort d'un écureuil sous le magnolia est le signe de la fin proche pour le mari de Na­dine. La mort d'une corneille à travers le vi­trail de l'église rend à Céline son enfant mort jadis.

Histoires de morts, histoires de vie. Les deux lézards sont enfermés dans le ventre de la fofolle, le troglodyte naît d'un cerveau malade, les étoiles de mer éclairent la nuit de Noël solitaire de la petite Nîs... Parfois, il suffît d'un peu de musique ou d'un rayon de soleil pour que les animaux prennent leur élan et s'échappent des ta­bleaux, des sculptures, des mosaïques où la main d'un artiste les avait emprisonnés. His­toires simples empreintes de poésie, jolies histoires souvent tristes, trop tristes pour les raconter toutes aux enfants. Dommage. Ailleurs, glissements progressifs du désir : Jean-Pierre Otte nous conte ses Histoires du plaisir d'exister (Julliard) entre le labyrinthe des amours personnelles et celui qu'il re­trouve au fil des mythologies cueillies à l'autre bout du monde aussi bien chez les Indiens Belle-Coola, les Pygmées, les In­diens Tobas ou les anciens Caraïbes. On parcourt les chemins d'Ardenne, les sentiers du Lot, la forêt équatoriale, à la poursuite de ces moments fragiles où le désir vient aux dieux comme aux humains. Démons et merveilles : les femmes au sexe d'oiseau, les femmes-étoiles, le sexe-serpent sont autant d'invitations au voyage amoureux qui ne ménage pas les périls exotiques. Fêtes, fu­reurs et passions dévoilent la force terrifiante de l'amour simple qui fait mourir Rotier en avalant de la boue, convertit la Jéhovah au père-blanc, fait pousser l'étrange pommier de Salem dont jamais on ne mange les fruits. Les nouvelles qui ont donné leur iti­néraire au livre, Histoires du plaisir d'exister oscillent entre souvenirs très clairement au­tobiographiques (Une pierre dans mon jar­din, une chambre prêtée à Paris...) et his­toires brodées sur un canevas que l'on devine authentique (L'arbre en héritage, L'empire des taches...). Improvisations au­tour du réel, sans cesse répétés et affinés, ces contes ont fait le bonheur de soirées pu­bliques en compagnie des traits d'archet d'une contrebasse, avant de se couler en livre. De Julie, fleur fragile et grêle, à « l'ad­miratrice aimantée, en quête d'initiation lit­téraire et plus si affinités », de Claire, ab­sente, à la femme de l'écrivain qui inspira la Mellie du Cœur dans sa gousse, Jean-Pierre Otte nous livre avec un visible plaisir du verbe toutes ces « passantes » de la vie qui inventent les moments troublés du désir, ceux qui révèlent le plaisir d'exister.

Nicole Widart

Roger FOULON, Histoires de bêtes, Edi­tions Luce Wilquin, coll. Euphémie, Hannut, 1997, 128 p.