pdl

Critiques de livres


Patrick KRÉMER
Histoires de l'homme
Bordeaux
L'Escampette Editions
1996
107 p.

Acte de naissance

Ecrire et publier un premier livre ne reviendrait-il pas à prendre en main sa propre naissance, à en signer l'acte au fil des mots qu'on arrache impudiquement de soi pour les révéler à quelques-uns ? Aussi n'a-t-on pas toujours le courage de tricher ni le talent d'inventer. Le moindre jardinet de l'enfance contient son exil et ses grands espaces. Et quel tourment n'en vaut un autre ?

Avec Histoires de l'homme, Patrick Krémer choisit de déjouer les conventions en les heurtant de pleine face, volontairement et ludiquement. Son récit en sept parties aurait pu se contenter de suivre la banalissime aventure d'un Belge de France, expatrié de quatre sous prenant la pose de l'écrivain. De l'amour de Paris au souvenir d'Ostende, il aurait inclus la mélancolique imagerie com­mune, comme il aurait goûté le folklore et les habitudes de langage : « taiseux par ata­visme, il n'aimait pas avoir à parler, sauf lorsqu'il était seul et qu'il se plongeait dans de longs soliloques... » Pour éviter le piège d'une narration convenue, l'auteur a pris des par­tis d'écriture qui confèrent au texte à la fois rigueur et étrangère. De la naissance, il n'est pas question d'emblée mais seulement au terme du livre accouché, quand se sont dissi­pés les sinuosités du style et les atermoie­ments du sujet et qu'un « je » peut enfin ap­paraître. Bien avant d'être mis en vie, l'homme s'avère d'abord mis en terre au cours d'une ironique cérémonie d'hommage au poétaillon. L'enterrement fictif est l'occa­sion d'un dédoublement et d'une mise à distance : le narrateur des histoires n'est le plus souvent qu'un protagoniste, un faux jumeau de l'homme, que l'on observe aus­cultant sa vie et la décrivant sans en omettre les absurdes ni les contradictions. Tron­quant sciemment les jeux de miroir, étirant ses phrases et les compliquant à l'envi, Pa­trick Krémer tente à sa façon la gageure d'un Pessoa, qui souhaitait « pouvoir être toi, restant moi-même ! /Avoir ta joyeuse in­conscience, /Et la conscience de cela ! ». Il le fait cependant sans nommer ses frères de papier, sans identifier qui se cache derrière les masques, qui s'invente un destin sous le travestissement. C'est entre lui et lui que prennent cours la dérision et la tendresse, la quête mémorielle et le désir d'être. L'entre­prise paraîtrait solipsiste, voire stérile, n'était l'effort au style, en l'occurrence la concaténation obstinée de sentiments et de réflexions qui forment un ensemble en per­pétuelle nuance, sans cesse à recomposer. Les histoires n'en sont donc pas, et les bribes de souvenirs excluent la nostalgie comme l'attendrissement sirupeux. En fait, le texte ne se donne pas à lire mais s'opacifie peu à peu : il faut creuser la chape des mots tant elle se refuse au charme et récuse les séduc­tions de bimbeloterie. Tour à tour hésitant et sûr de lui, l'écrivain et ses fantômes nous entraînent dans de singuliers méandres, dans des ruelles où se perd la certitude d'aboutir quelque part.

Laurent Robert