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Critiques de livres


Françoise Lison-Leroy
Histoires de Petite Elle
Luce Wilquin
1996
80 p.

Les enfants du silence

Isabelle, dite Petite Elle, grandit au sein d'une famille très chrétienne, entre ses frères, la peur du diable et ses parents, une tante dévote et rabat-joie, une meilleure amie dont la grande sœur a déjà un amou­reux, quelques lointains cousins spontané­ment perçus comme ennemis. La petite campagnarde indocile et lucide vit sa der­nière année de semi-liberté avant l'exil pour la pension où ira mourir son enfance. Son domaine s'étend de la rivière au cimetière des enfants morts en bas âge auxquels elle fait des confidences, en passant par l'étable elle fume en cachette ses premières cigarettes. Histoires de Petite Elle se compose de douze chapitres. Chacun constitue une sorte de nouvelle et fait vivre un personnage, un lieu, une circonstance ou même une simple impression.  Une sensibilité délicate im­prègne ces variations brodées autour de quelques thèmes très simples, en une suite de notations tendres ou amusées. Escapades et tours pendables, menus chapardages et jeux graves, fantômes nocturnes et secrets partagés entre fillettes, événements menus et considérables, c'est tout un butin d'instants privilégiés amassés pour plus tard, pour quand viendra l'âge des désillusions et que Petite Elle reviendra, comme l'étrangère à la voiture rencontrée un après-midi, visiter le territoire de son enfance. Françoise Lison-Leroy dit le tiraillement entre l'envie et la crainte de grandir, l'éveil étonné de la sen­sualité, la curiosité à l'endroit des adultes dont le mystère se concentre dans le lan­gage, ces mots étranges chuchotes à voix basse loin des enfants (vermifuge, utérus, éphélides, oxyure), et dont il faut chercher le sens dans le dictionnaire. « C'est comme pour le feu, se dit Petite Elle. Il est réservé aux grands. Tout ce qui s'allume leur appartient : radio, incinérateur, four, éclairage. Les mots et le feu doivent avoir un lien secret dans un lieu interdit. C'est four cela que les enfants jouent en cachette avec des allumettes ou disent de gros mots tout haut, dans le secret. » Ecrire ces mots dans son carnet, c'est  « voler aux grandes personnes un peu de leur pouvoir ». Mais que peuvent les mots face au silence ? A des jeunes auteurs belges francophones, l'asbl Littérat'eur avait proposé de s'inspirer librement   d'un   mot   et   d'une   image. L'image est une photographie de Michèle Soria représentant le moulage de deux em­preintes de pas de palmipède, trace suffi­samment intrigante pour stimuler l'imagi­nation créatrice. Le mot est précisément celui, paradoxal, de « silence ». Paradoxal en ce que la littérature, comme toute prise de parole, est ce qui s'oppose au silence, mais que, simultanément, la nature de son dis­cours implique une relation privilégiée à ce silence — qui est tout à la fois son origine, son point d'assise et son horizon —, im­plique qu'elle puisse le dire, le dessiner par omission, l'épouser ou le conjurer. La va­riété de registre des récits rassemblés dans Silence ! (du monologue intérieur au faux roman policier, du dialogue au poème en prose, du récit « horrifique » au conte pré­historique) et de tonalité (de l'humour noir au pathétique en passant par la fantaisie) re­couvre ici une unité de thème. Enfer ou dé­livrance, désiré ou honni, le silence est, très souvent en ces pages, celui de l'être aimé, qu'il soit parti, décédé, ou enfermé dans un mutisme provocant. Parmi ces dix nou­velles, on signalera la fable de Laurent Demoulin, Infans, qui associe, au sein d'une peuplade primitive, la découverte du lan­gage et de l'écriture à la révélation scanda­leuse   de   la   mort.   Le   récit   de   Xavier Hanotte, Et le reste est silence, où la conven­tion policière est traitée fort habilement comme une ambiance ou un élément du décor permettant de faire pressentir un tout autre mystère, où l'enquête ne débouche que sur sa propre défaillance. Dans La Limière enfin, qui ouvre le recueil, Laurence Vielle tire un effet de contraste très sûr d'un collage accouplant des extraits d'un traité sur les empreintes d'animaux sauvages, in­quiétants à force de neutralité, et une la­mentation pantelante sur la disparition de l'être aimé. Comme la vague sur la digue, toujours la parole vient se briser sur l'énigme opaque, « absorbante » du silence. Mais toujours elle recommence, victoire sur le néant par l'écriture, fragile, éphémère, sans cesse à reconquérir.

Thierry Horguelin

Collectif, Silence !, Les Eperonniers, 1996, 114 p.