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Critiques de livres

Corinne Hoex
Ma robe n'est pas froissée
Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
coll. Traverses
2008
111 p.

Sans les mots pour le dire
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 150

D'un côté, il y a le père, dont la mort ouvre le récit. Un père impeccable, autoritaire, tyrannique même, méticuleux jusqu'à la maniaquerie. Qui rabroue sa fille, se moque d'elle, la traite comme une gourde. De l'autre, il y a la mère, qui elle ne la juge pas, ne lui demande rien. C'est pire encore : elle l'ignore, tout simplement. Elle se trompe de prénom, méprise les cadeaux qu'elle en reçoit, refuse sa « triste camelote, ce stock accablant de sentiments et d'émotions ». Quand elle s'adresse à elle, c'est pour l'humilier, la traiter d'hypocrite, de menteuse. Coincée entre ces parents redoutables, la petite fille (puis l'adolescente, puis la femme) fera tout pour être reconnue par eux, pour exister à leurs yeux, et par conséquent aux siens. Peine perdue. Ses efforts sont d'avance voués à l'échec : « Ma mère n'accepte rien de moi. Aucune attention. Aucun geste. »

Elle n'arrivera à survivre qu'en se réfugiant dans l'imaginaire, celui des rêves et des fantasmes. Elle retourne le portrait de son père face contre le mur, veut briser la bouteille contenant le voilier qu'il a construit pour elle, avant de lui interdire d'y toucher. Elle réinvente les liens familiaux, tantôt en usurpant la place du père, tantôt en prenant celle de la mère. Elle entretient en secret le culte des morts de la dernière guerre, dont elle contemple avec une délectation morbide les photos dans un album (plus tard, elle collectionnera les tableaux, des portraits uniquement, qu'elle disposera dans son salon pour qu'enfin des visages la regardent). Ou encore, retournant contre elle l'agressivité dont elle est l'objet, elle rêve que sa mère la tue : « Pourtant, lorsqu'elle presse la gâchette, je ne tombe pas. Son geste reste sans suite. Et c'est ça, le plus terrible, dans mon rêve : le meurtre n'a pas lieu. » Expier ce qu'elle n'a pas fait, au prix du sacrifice de sa vie, cela même lui est refusé. Mais la réalité est là, prête à prendre sa revanche. Son premier amoureux est une brute, qui la roue de coups et la prend par la force, avec la bénédiction des parents qui préfèrent fermer les yeux. À la violence psychologique succède la violence physique, qui en est l'aboutissement inévitable. Une violence qu'elle subit en silence, qu'elle ne sent même pas : faute de mots pour la nommer, elle ne peut que s'y soumettre aveuglément, pourvu que les apparences soient sauves, que sa robe ne soit pas froissée. Dans cette famille où l'on ne respecte pas les règles (la mère, passant outre aux dernières volontés du père, qui voulait être enterré sur la plage, enveloppé dans la voile de son bateau, ordonne qu'il soit incinéré et ses cendres dispersées), tout se passe à huis clos : « Il y a de grands dangers là-bas dans l'existence », disait déjà la narratrice du Grand menu, le précédent roman de Corinne Hoex. Au fil des courts chapitres, organisés en autant de tableaux, le lecteur est mis face à un constat impitoyable, celui des ravages qu'exerce sur un être fragile la carence affective. Tout au plus sent-on, dans les dernières pages, qui racontent l'adolescence et l'âge adulte, pointer la révolte chez celle qui a été programmée pour l'obéissance. En même temps, l'écriture change : au style impressionniste du début, procédant par petites touches juxtaposées, succèdent des phrases plus longues, plus complexes, comme pour traduire l'amorce d'une maturité tardive. La force de ce récit vient de ce que les choses y sont décrites sans complaisance, mais aussi sans récrimination, presque avec détachement. Avec, en contrepoint, la présence de la mer (troublante homonyme de la mère), qui revient telle une litanie. Tantôt vengeresse, quand la narratrice imagine qu'elle engloutit la maison. Tantôt consolatrice, offrant le spectacle paisible des jeux de la plage : « Rien ici ne connaît l'angoisse de vivre. La menace terrible de l'amour. » Et celle, plus terrible encore, de l'absence d'amour, qu'à défaut de mieux seule la beauté de la langue a le pouvoir d'exorciser.