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Critiques de livres


Christian HUBIN
Laps
Paris
José Corti
2004
121 p.

Poésie pour tous ?

Laps, onzième recueil publié par le poète Christian Hubin dans la prestigieuse et très sélective mai­son d'édition José Corti, s'ouvre sur le poème suivant : « Et / du houx

dans un

 

arrêt. »

Pareille entrée en matière est de nature à rebuter le commun des lecteurs. Pour­quoi le premier vers ne contient-il que le mot « Et », se demande-t-il ? Qu'ap­porte la ligne blanche après le deuxième vers ? Que désigne exactement le mot « arrêt » ? Signifie-t-il simplement que le poème s'arrête là ? Le texte suivant, qui oriente le recueil dans une direction philosophique, n'apportera aucune ré­ponse : « Où ce qui / écoute // mainte­nant, // dont maintenant / est // le choc / renversé. » Notre lecteur pourrait mul­tiplier ici les questions (à quel lieu se ré­fère le « Où » initial ? Pourquoi la phrase s'interrompt-elle ? Quel type de « choc » peut-il être « renversé » ? Que cache l'équivalence entre « maintenant » et « choc » ?), mais il aurait vite l'air ri­dicule de celui qui prend les figures au pied de la lettre. Il lui faut admettre qu'il est en présence de métaphores et qu'il ne peut deviner à quoi celles-ci renvoient... D'ailleurs, jamais personne ne s'interrogera de cette façon car un tel recueil n'est pas destiné au commun des lecteurs (c'est-à-dire, disons, au lecteur de romans), il est réservé aux seuls ama­teurs du genre.

Cependant, le critique, lorsque vient pour lui le moment de parler de poésie, rêve de s'adresser à ceux qui n'en lisent pas. Parce qu'un recueil comme Laps mérite d'être ouvert et parce qu'il s'agit d'une expérience de lecture intéressante. Deux caractéristiques représentent de vrais obstacles à sa lecture (inutile de le cacher) : d'abord, le fait que, même si aucun terme ne nous est inconnu, il nous est impossible de dire de quoi il est question. Ensuite, l'aspect minimal de la forme : des mots clairsemés, en­tourés de silence sont répartis en poè­mes de deux à sept vers très courts (sauf dans la partie centrale faite de poèmes en prose oscillant entre deux et cinq lignes).

Penchons-nous d'abord sur le premier obstacle : pourquoi la poésie contempo­raine se méfie-t-elle de la signification ? Deux raisons, au moins, doivent être invoquées. La première tient à l'histoire littéraire. Tout se passe comme si les poètes, dans leur immense majorité, continuaient, comme au temps des par­nassiens (ou, déjà beaucoup plus tard, des surréalistes), à se méfier de l'expres­sion des sentiments, des messages, du lyrisme, du mètre, de quelques autres vieilles lunes dont avaient abusé les ro­mantiques. Cela peut paraître absurde, aujourd'hui que les romantiques sont moins lus que leurs successeurs, mais c'est ainsi : certaines cures prennent du temps. La seconde raison tient dans la place occupée par la poésie dans le monde contemporain : comme l'univers est saturé par la multiplication univer­selle des informations, elle a tendance à occuper une position décentrée par rap­port à cette communication tentaculaire, à arrêter les mots en les libérant (totalement ou partiellement) de la dic­tature du sens et de la pensée toute faite. Cette deuxième raison nous amè­ne à justifier ces vers clairsemés au milieu de pages presque blanches : la poé­sie préfère la rareté, qui lui permet de lutter contre l'usure incessante des mots. Le « Et » isolé qui ouvre Laps re­trouve une sorte de dignité et de pesan­teur en occupant tout un vers. Cela dit, ces procédés ne sont pas neufs, loin s'en faut. Et peut-être compte-t-on trop de recueils blancs et hermétiques aujourd'hui : ils perdent de leur force en devenant presque la norme. Une autre poésie, plus accessible, est tout aussi légitime, à mon avis. Mais il n'em­pêche que des livres comme ceux de Christian Hubin méritent attention. Qu'est-ce qui sépare Laps du trop grand nombre des recueils « blancs » d'au­jourd'hui ? Sa rigueur et sa cohérence. Celle-ci est produite notamment par une particularité syntaxique : chaque texte ne contient en général qu'une pro­position subordonnée (souvent intro­duite par « Où »), sans jamais aboutir à un sujet ou à un verbe principal. Il n'en demeure pas moins qu'au début, le lecteur ne sait à quoi s'accrocher. Mais, bientôt, une espèce de musique étrange s'impose à lui. Pour l'entendre, peut-être est-il nécessaire de lire le texte à voix haute : en tout cas, personnelle­ment, c'est ainsi que j'y parviens. Alors, les nombreux blancs disparaissent, dans et entre les poèmes, au profit d'un rythme roboratif : la répétition des « Où » et des « Et » en début de poème produit un effet de concaténation, comme s'il ne s'agissait en fait que d'une seule longue phrase puissamment articulée. Une phrase incompréhensible, certes, mais entraînante. La réapparition de vers déjà lus semble soutenir cette hypothèse (par exemple, notre « Et / du houx » liminaire revient à la page 101). Quoi qu'il en soit, le mètre très court entre en conflit avec la syntaxe de ma­nière à animer la lecture. Peut-être ce combat formel entretient-il une obscure relation avec la thématique de certains poèmes, qui jouent avec l'absurdité de la négation du néant (« Et retrait [...] de l'odeur / qu'ils n'ont / pas eue » ou « [...] que la pluie sur qui // n'est pas né »). La tension formelle aurait partie liée avec la tension du non-sens. C'est possible, je n'en sais rien. Le caractère mutilé des phrases semble lui aussi pro­duire confusément du sens, le texte ex­hibant ses propres blessures, le temps d'un « laps »... Parfois, un poème paraît commenter l'ensemble du recueil : « Comme une part d'avance, un com­mencement qui n'englobe jamais ». Mais il s'agit peut-être, là encore, d'une mauvaise piste. L'esprit humain ne peut s'empêcher de donner un sens à ce qui n'en a (peut-être) pas. Toujours est-il que l'on éprouve du plaisir à lire tout haut les 123 pages de Laps. Plaisir assez court, c'est vrai, (moins d'une demi-heure) et qui n'au­rait pu durer une soirée entière, mais plaisir pur et désintéressé.

Laurent Demoulin