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Critiques de livres


Françoise LALANDE
Ils venaient du Nord
Bruxelles
Le Grand Miroir
coll. La Petite Littéraire
2004
61 p.

Les deux qui sont beaux et qui venaient du Nord, ou l'engagement de l'être

On sait, depuis Madame Rimbaud (paru en 1987 aux Presses de la Renaissance et disponible actuelle­ment aux éditions Labor dans la collection Espace Nord), que Françoise Lalande est passionnée par l'auteur d'Une saison en enfer dont on fêtera, le 20 octobre 2004, le cent cinquantième anniversaire de la naissance mais qu'elle ne souhaite pas l'aborder de plein front, comme si, elle qui entre totale­ment en communion, en communication intérieure avec les personnages de ses livres, craignait d'être emmenée, emportée dans sa folie, dans ses ravages intimes. Ce qui se confirme avec ce nouveau texte, Ils venaient du Nord où elle revient sur son cher poète et met en miroir — d'une façon plus poé­tique que théorique — son destin avec celui de Van Gogh. Déjà dans la nouvelle « En face de la gare. Charleroi » (L'homme qui ai­mait, Le grand miroir, 2002), s'inspirant du poème célèbre « Au cabaret vert, cinq heures du soir », elle imaginait leur ren­contre dans le troquet de Charleroi, ren­contre qui se serait déroulée plus ou moins comme ça : le poète-enfant sur la route de­puis longtemps, s'arrête, pousse la porte du Cabaret Vert, commande du pain et du jambon, et aussi une bière, une bière pour faire l'homme, parce que devant lui, un homme boit de l'alcool, un homme qu'il re­connaît de la même famille que lui, non pas de la famille du sang (de cela, Françoise Lalande, personnellement, elle s'en fiche), mais de la famille d'esprit, celle des artistes à la vie brûlée (et de cela, elle, personnellement, elle ne se fiche pas du tout). Ils ne se diront rien ce jour-là, ni aucun autre jour. En réalité, ils ne se sont probablement jamais croi­sés mais ils auraient pu, passant parfois par les mêmes villes dans une vie qui s'est dé­roulée dans les mêmes années : de 1854 à 1891 pour Rimbaud, de 1853 à 1890 pour Van Gogh. Pourquoi Françoise Lalande s'obstine-t-elle à les vouloir les faire se ren­contrer, ces deux-là ? Elle s'en explique ainsi, dans les notes de l'auteur(e), à la fin de son livre : « Est-ce parce que la forêt ardennaise commence derrière la maison où je suis née, et parce que j'écris dans un petit village de Hollande, Waterlandkerkje, un nom quasi imprononçable en français, mais si joli dans sa traduction, "Petite église du pays de l'eau", que j'ai voulu rapprocher Rimbaud de Van Gogh ? Non bien sûr. En­core que... » Peu importe. Importe, par contre, que cela marche et que cela donne un livre magnifique. Un livre en vingt-cinq tableaux ou vingt-cinq poèmes en prose, comme on voudra, en vingt-cinq petits textes disons, qui abordent les points com­muns des deux artistes, notamment ceux de leur biographie : l'âge (jeune pour mourir), le corps mutilé (l'un l'oreille coupée, l'autre la jambe), l'amour pour un être du même sexe (amour de Vincent pour son frère Théo, amour fraternel peut-être mais qui circule et s'affirme plus fort que tout ; amour « comme on cogne » de Rimbaud pour Verlaine), les « amours étranges, et sans doute à eux-mêmes » (Van Gogh pour sa cousine et la prostituée alcoolique ; Rim­baud avec sa domestique, une Abyssienne et un jeune garçon prénommé Djami), etc. Mais il n'y a pas que les hasards biogra­phiques qui font écrire Françoise Lalande, il y a surtout le rapport vital, entier, autodestructeur des deux artistes à leur travail, et aussi la réception et le cœur de cette œuvre, un mystère « qui rend moins obscure la destinée des hommes », qui fait que nous, « quand on quitte le banc où on s'est assis pour se donner au tableau, quand on se lève de la chaise où on a lu le poème, on a le cœur joyeux, on cesse d'être lourd, on de­vient Icare s'élançant vers le soleil ». A une condition tout de même, celle de n'être pas du côté des « confortables », du côté de ceux pour qui l'art et la littérature ne sont qu'un loisir, un vernis pour leur paraître so­cial, de ceux qui confondent reproduction chromo et peinture, slogan publicitaire et poésie. Et c'est heureux que ce livre de Françoise Lalande sorte aujourd'hui où la culture semble de plus en plus ravagée par la société du spectacle et du commerce (la société libérale et mondialisée), qu'il vienne rappeler à ceux qui feront de l'anniversaire de Rimbaud un bien culturel de plus à consommer avec son lot d'idées toutes faites et sa flopée de produits dérivés, que dur, dangereux, vertigineux et essentiel est le métier de peindre et d'écrire, le métier de regarder et de lire aussi, quand on le fait vraiment, en y engageant tout son être.

Michel Zumkir