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Critiques de livres


Yves WELLENS
Incisions locales
Luce Wilquin
2002
137 p.

Mémoire urbaine

Lorsque Decleve, de retour dans la Ville après un long séjour en Afrique, ouvre le journal et y apprend le décès de Lomme, ça provoque en lui un choc. En même temps, une mélodie naît à son oreille, une mélodie qu'il ne parvient pas à identi­fier, mais le pousse à rejoindre l'université, où il avait connu le professeur, et où ils eu­rent des différents, Decleve ne l'oublie pas. La mélodie ne le quitte pas, peu à peu elle se précise, à présent il la cherche, et s'il prend ses repas au restaurant universitaire, c'est dans l'espoir d'entendre parler de Lomme. C'est un ancien ouvrier de l'université, por­tugais de souche et admirateur du maître, qui mettra Decleve sur la voie de le com­prendre après toutes ces années, et lui révé­lera le sens de cette mélodie, éclairant sa re­cherche d'une lumière nouvelle. Ainsi le lecteur se laisse-t-il aller, comme ces deux hommes réunis dans une même douleur, à rêver : et si la théorie refaisait un jour place à la musique fondatrice, et si l'Oiseau de Feu venait, comme dans l'œuvre de Stravinsky, endormir le tyran de son chant et ré­veiller les princesses pour les emporter ? Yves Wellens, l'auteur de « La ligne mélo­dique », premier récit d'Incisions locales, s'of­fensera-t-il de mon interprétation ? Si oui, qu'il me pardonne au moins ; c'est que je ne peux m'empêcher, après la lecture de ce livre d'une épaisseur artistique et intellectuelle peu commune, de le commenter. Je pourrais d'ailleurs m'arrêter à cette première histoire et me lancer dans une longue réflexion, tant il y a matière à discuter, mais ce serait voiler la pertinence d'une démarche qui se suffit à elle-même, et priver le lecteur du plaisir de plonger dans une écriture que la profondeur n'appesantit pas, mais au contraire élance.

Tout y brûle d'actualité, et pourtant tout y est mûri dans la lenteur de la méditation ; des thèmes comme le partage de l'utopie, les agissements des personnages de l'ombre ou les opérations de maquillage que subit la mémoire commune, y sont abordés sous l'angle de la vie intérieure des personnages, ce qui jette sur l'histoire une lumière lucide. Lucide, sans pour cela être désenchantée : si la mélancolie n'est pas absente de cette écri­ture, elle ne participe pas du sentiment que tout est perdu, mais de celui que parfois, il pourrait en être autrement. Unité de lieu pour ces textes qui touchent au fondement même du politique. Pourrait-il en être autrement, puisque la Ville est juste­ment le lieu de la collectivité, celui des luttes de pouvoir ou des batailles gagnées ou per­dues ensemble, mais parfois concentré de so­litude pour des hommes mis en demeure de rendre compte d'un passé qui les rattrape ? La Ville, toile de fond, mais aussi personnage vivant et évoluant, sujet à part entière de la réflexion de l'auteur ; et s'il ne la nomme pas par son nom, il ne manque jamais de glisser dans ses textes une description soignée d'un parcours à travers elle, de sorte qu'on n'a au­cune difficulté à y reconnaître la capitale de l'Europe. L'identification des personnages à l'Incisions locales se révèle être un exercice moins aisé, mais si l'on peut se demander qui se cache derrière une appellation générique telle que « le Ministre » ou « l'auteur », ja­mais on ne doute de leur existence, tant l'aura de réalité qui les entoure est puissante. La Ville, sa mémoire végétale ou architectu­rale, la mémoire qu'en conservent les hommes qui la font, la construisent, y tra­vaillent pour proposer, parfois imposer, leur conception du vivre ensemble. Et parmi ces hommes, l'écrivain Wellens, travaillant et réfléchissant lui aussi à sa transformation.

Qu'il porte une attention particulière au phénomène de l'art et à sa réception, il n'y a pas besoin, pour s'en rendre compte, de lire « Tableaux habités », ou « Le grand œuvre ». Certes, ces récits nous enseignent que les ar­tistes véritables ne peuvent céder sur leur propre pratique, ce qui peut les maintenir dans l'anonymat mais en aucun cas les em­pêcher de créer. Mais ces idées transpirent à chaque ligne de ce livre qui remonte coura­geusement le courant des modes de la litté­rature actuelle. A l'image d'un artisan de goût, Wellens cisèle ses phrases l'une après l'autre, consciencieusement, jusqu'à nous offrir un volume dont l'unité est plus forte que celle de n'importe quel roman.

Pascal Leclercq