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Critiques de livres

Izoard la poésie
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 144

Durant le mois de mai dernier, Liège n'a pas manqué de célébrer son poète, Jacques Izoard : l'université, le musée d'Art wallon, la Province, la revue Matières à poésie, les éditions Le Fram et la librairie Pax ont tour à tour organisé un événement en son honneur. Deux faits concomitants justifiaient ces commémorations : un anniversaire pour l'homme (septante ans) et pour le poète la parution aux éditions de la Différence de ses Œuvres complètes.

Avant de nous pencher sur celles-ci, un mot encore sur les célébrations pour dire qu'il ne s'agissait que d'un juste retour des choses, car, depuis le début des années septante, Jacques Izoard n'a cessé de dynamiser la vie culturelle liégeoise, via des revues, des soirées ou des après-midi littéraires qu'il anime toujours avec un mélange inimitable de sérieux et d'humour pince-sans-rire. Son activité débordante a contribué sinon à lancer du moins à encourager de nombreux jeunes poètes.

Jacques Izoard
Œuvres complètes tomes I et II
Paris
La Différence
2006
845 et 843 pages
39 euros par volume.

Venons-en aux Œuvres complètes : elles sont constituées de deux volumes larges et épais. Le premier, qui compte 845 pages, contient les textes écrits entre 1951 et 1978 et le second égrène au long de ses 843 pages des poèmes datant de 1979 à 2000. Ces Œuvres ne sont donc complètes qu'en ce qui concerne le XXe siècle et, si elles mettent sur le même pied poèmes versifiés et poèmes en prose, elles ont laissé de côté les textes critiques qu'Izoard a consacrés à d'autres poètes ou écrivains. Mais, en ce qui concerne la poésie écrite entre 1951 et 2000, il est probable que rien n'ait été négligé. Gérald Purnelle, le maître d'œ uvre de cette édition, a fouillé patiemment dans les archives du poète et a déniché de très nombreux inédits (inédits véritables ou textes seulement publiés en revues). Il a tenu par ailleurs à respecter l'intégrité des différents recueils (qu'il publie par ordre de rédaction), n'hésitant pas à y laisser les doublons (signalés en notes). Sage décision, tant la poésie supporte la répétition et tant un poème change de relief en fonction de son entourage.

Ajoutons, pour parfaire notre description, que les volumes contiennent en outre une introduction par Gérald Purnelle, un appareil critique d'une précision exemplaire, quelques pages d'illustrations (photos, fac-similé de manuscrits, reproductions de couvertures et de dessins ayant accompagnés les recueils), une bibliographie (recueils et publications en revues ou dans des ouvrages collectifs), une biographie rédigée par l'auteur, un index original de noms communs et de noms propres qu'Izoard commente brièvement lui-même et un choix de textes critiques journalistiques le concernant.

La première chose qui frappe le lecteur de ces Œuvres complètes, c'est leur masse et le nombre impressionnants de poèmes qu'elles recèlent. Mis à part les doublons, Gérald Purnelle a compté 4.650 textes d'Izoard (à quoi s'ajoutent, certains recueils étant écrits à quatre mains, quelques textes d'Eugène Savitzkaya et de Selçuk Mutlu). Ce qui fait, soit dit en passant, au vu du prix de chaque volume, qu'un poème d'Izoard ne coûte à son lecteur qu'un centime d'euro. La poésie n'a peut-être pas de prix, mais elle n'est pas non plus très chère!

D'avoir été ainsi compilée, l'œuvre acquiert certainement une nouvelle ampleur. Son importance, que personne ne met en doute, se matérialise en quelque sorte et l'on a l'impression d'être face à une espèce de livre total, comme pouvait en rêver Mallarmé. L'aspect volontairement diaphane de la plupart des poèmes se trouve compensé par leur accumulation, comme si chacun d'eux était une très fine toile d'araignée vouée à ne capturer qu'une seule mouchette verbale, mais que, tissées les unes à côté des autres, elles recouvraient finalement la planète entière et le logos en personne.

Par ailleurs, ces épais volumes changent d'aspect en fonction de la façon dont on les aborde.

Si l'on musarde au hasard des pages, on tombe rapidement sur des textes inattendus, relevant les facettes les moins connues de l'œuvre. Il y a, d'abord, les poèmes de jeunesse : le premier Izoard fait ses gammes sans cacher diverses influences (Mallarmé, Verlaine, les surréalistes) et recourt parfois au vers rimé régulier. Le poète a eu raison de garder la trace de ses premiers pas : ceux-ci dansent parfois au rythme d'une charmante musicalité («le temps est ce thé / que tu bois lentement / les dés son jetés / ton thé c'est ton temps / tu ne peux le boire / que patiemment / Tais-toi triton têtu / ton thé c'est ton temps […]»). Ensuite, le lecteur rencontre de très nombreux inédits en prose. La prose d'Izoard se distingue de sa poésie en vers libre par une grande variété de tons. Certains de ces textes sont portés par une colère polémique (Petites merveilles, poings levés, par exemple), d'autres évoquent l'enfance avec une douce nostalgie, d'autres encore sont narratifs et épousent la forme du conte qui leur permet de passer d'un regard réaliste sur le monde à une sorte de féerie décalée (notamment Escaliers de Liège, Liège des escaliers). Enfin, quelques textes relèvent d'un comique doux-amer, comme cette fable mettant en scène un homme errant la nuit dans la ville déserte et froide et ne trouvant à parler qu'aux distributeurs automatiques de billets qui l'émeuvent par leurs touchants «Indiquez le montant souhaité» ou «Reprenez votre carte». Mais la palme de la surprise revient à un livret d'opéra inachevé, Mille mots pour Blanche-Neige, aussi inespéré que magnifique.

Il est possible aussi de lire ces Œuvres complètes de façon linéaire en suivant l'évolution du style du poète. À cet égard, Gérald Purnelle a dégagé six périodes, qui se terminent toutes par la parution d'un grand recueil, et sa préface indiquent quelques pistes quant aux différences qui les séparent. Passé le temps des poèmes de jeunesse, c'est l'explosion baroque des années soixante. Puis, dès le début des années septante, vient le resserrement formel et l'hermétisme. Les périodes qui suivent s'inscrivent dans le même mouvement, mais les années nonante marquent un tournant : les textes se font plus ouverts et plus clairs.

Sans remettre en question cette périodisation, si l'on déambule dans les deux tomes non plus à la recherche des textes inhabituels, mais en se concentrant cette fois sur la poésie proprement dite, on est frappé par la grande cohérence de l'ensemble : des années soixante aux années nonante, de petits poèmes courts en vers libre constituent l'essentiel de l'œuvre de Jacques Izoard. Très tôt le poète a trouvé sa voix et il ne cessera de la laisser s'exprimer.

Étrangement, la publication des Œuvres complètes isole ces poèmes, comme si chacun d'eux se libérait du recueil qui les contenait jusque-là et valait désormais par lui-même. Comme s'il s'agissait de très courts extraits d'un chant unique, continu, silencieux et infini, qui se fait soudain entendre au gré d'une trouvaille verbale géniale ou d'une association d'idées insolite et qui se tait sans raison apparente, le poème s'éteignant brutalement de manière volontairement frustrante, coïtus interrumptus produisant l'effet inverse de l'éjaculatoire flèche finale d'un sonnet. Les milliers de poèmes de ces deux volumes sont des cailloux ou des pierres précieuses, jetées en chemin par le «Petit-Poucet rêveur» liégeois : si les uns restent opaques dans leur mystère, d'autres vous sautent aux yeux dès que vous tournez la page. Certaines formules laissent en effet songeur : elles se dégagent sur fond d'hermétisme et provoquent une sorte de tremblé du sens très frappant. Voici un cas entre mille : «Ce bras qui prend naissance / au mot "aisselle" / est un arbre où des oiseaux / repliés en eux-mêmes / vivent à perdre veine, haleine…» Souvent, comme dans ces quelques vers, la réalité et le langage semblent se confondre, formant une espèce de pli ou de repli, que traduisent aussi les très nombreuses expressions tautologiques que l'on retrouve jusque dans les titres des recueils : Le corps dans le corps ou Entre l'air et l'air.

Mais quoi que je puisse en dire, les poèmes d'Izoard garderont longtemps le secret de leur beauté, même si parfois, dans ses recueils les plus récents, le poète semble nous mettre sur la voie, comme dans le poème liminaire du dernier recueil contenu dans ces Œuvres complètes, le magistral Dormir sept ans : «Au gré des mots qui passent / nous construisons mausolée, / palais des milles vocables, / ignorant sens et serrure : / ainsi neige opaque / obtiendra / âme, cœur, temps.»