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Critiques de livres

Aurelia Jane Lee
Dans ses petits papiers
Éd. Luce Wilquin
2006

Le sens de la cuillère
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 143

Annaëlle collectionne les couleurs qu'elle découvre au fil des magazines qu'elle feuillette; elle les sélectionne, trace au compas des cercles de trois centimètres exactement, les découpe – Annaëlle n'aime pas les angles droits, elle les range dans une boîte ronde – et puis répartit les couleurs sur deux panneaux, les pures d'un côté, les impures de l'autre. Au mur de sa chambre, Annaëlle a un grand tableau en ardoise : elle y dessine des maisons, un peu bancales, car l'architecture, quand on n'aime pas les angles droits… Annaëlle préfère aussi raccourcir les poils de sa brosse à dents; elle ignore comment font les machines qui coupent les poils de brosses à dents, mais elle aime que les poils soient plus courts. Et quand Annaëlle s'allonge sur son lit, elle peut contempler la cuillère collée au plafond.

De son côté, Philippe, le docteur, prend des notes. Rencontre après rencontre, il s'interroge. Il ne sait trop quoi penser, trouve que les séances sont un peu vaines, inutiles. Dans ses carnets, Annaëlle écrit aussi sur Philippe.

Pour lui, elle raconte ses journées, ses occupations, ses distractions. Ou ses réflexions. Sur elle, il se questionne, n'arrive pas à déterminer sa maladie; il se demande ce qu'elle simule, dans quel but, et combien de temps elle va réussir à jouer ce jeu qu'elle a inventé. A moins que…

Pendant ce temps, Annaëlle allongée médite : où commence l'art? Quand fait-on une œuvre? Qu'est-ce que c'est qu'être artiste? Comment le devient-on et que faut-il faire pour le rester?

Le moment viendra où Annaëlle s'installera chez Philippe, glissera des petits mots dans sa garde-robe, affichera des post-it partout dans l'appartement. Puis Philippe et Annaëlle échangeront leurs notes, mais, pour eux, lire ce que chacun a écrit sur l'autre ne clarifiera rien et n'amènera qu'à rebondir, toujours plus loin, dans leurs interrogations respectives. Philippe n'arrive pas à percer le mystère de cette jeune femme extravagante qui ne fait rien de bien méchant, au contraire… Elle, Annaëlle, est douceur et suggestion – érotique, souvent – et ne cherche qu'à savoir pourquoi certaines choses sont plus artistiques que d'autres. Annaëlle d'Ansieu… Quel nom étrange. Ne dirait-on pas qu'il est inventé? Ne semble-t-il pas qu'elle mène une vie rêvée?

Aurelia Jane Lee, par des moyens que je ne dévoilerai pas ici, construit un roman gigogne qui réussit à être ébouriffant en traçant une histoire qui renvoie à elle-même. Entre l'extravagance d'Annaëlle et la rationalité de Philippe se tisse une méditation sur l'art et son usage, étant entendu que l'art appartient à tous et que chacun est artiste. Si ce livre prend aussi un point de vue conceptuel, c'est en restant proche d'une émotion profonde : est-ce que l'amour est une œuvre d'art? Et quelle est notre valeur en tant qu'amoureux? Amusant et intelligent, ce premier roman est particulièrement réjouissant.