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Critiques de livres

Aurelia Jane Lee
L'éternité pour jouer
Avin
Éditions Luce Wilquin
2008
155 p.

D'Yseult à Lolita, entre deux mondes
par Geneviève Hauzeur
Le Carnet et les Instants n° 151

Un accident de la route mortel, un incendie, des fillettes qui explorent un étrange domaine aux allures paradisiaques, une femme dans un aéroport, cherchant «des petites filles, rien que des petites filles», un jeu de cache-cache qui vire au drame, une rupture amoureuse... Rien ne lie, au premier regard, ces brefs fragments de vie pourtant assemblés sous le terme «roman», Si ce ne sont les motifs récurrents de la disparition et des jeux d'enfants dans «un grand jardin coupé du monde».

Le troisième livre d'Aurelia Jane Lee débute ainsi dans une cacophonie déroutante, où se multiplient décors, protagonistes et conversations anodines, sans qu'on comprenne où ces histoires veulent nous mener. «Je confonds déjà tous les prénoms!», s'exclame, après une vingtaine de pages, un personnage nouveau venu, et le lecteur ne peut qu'y lire sa propre perplexité. Perplexité pourtant relayée par une curiosité que le récit entretient parcimonieusement, en assurant le retour progressif de personnages et la ressemblance de certains décors. De toute évidence, nous sommes conviés à une ronde dont il nous faut chercher les règles, perdus dans le kaléidoscope des voix d'enfants auxquelles se superposent celles, tout aussi impénétrables, des quelques adultes qui les entourent.

Mais la ronde s'installant, un rythme apparaît qui confirme l'unité du livre; les indices se resserrent et livreront bientôt la clé de tous ces mystères — clé que tout lecteur curieux et habile décodeur du paratexte aura d'ailleurs facilement trouvée en feuilletant les dernières pages. Sans ôter tout à fait le voile, disons simplement que les pièces du puzzle s'organisent selon deux, voire trois, plans de représentation : les scènes de mort des fillettes, suivies — ou parfois précédées — de leur découverte du paradis, le tout imbriqué dans un troisième plan qui englobe et réfléchit les deux premiers. Le fil narratif se reconstruit peu à peu, sans pour autant effacer le suspense de la lecture, puisque chaque fragment retarde l'identification des indices qui permettent de trancher sur le degré de réalité auquel on se trouve.

Grâce à cette progression en puzzle, Aurelia Jane Lee exploite avec brio les jeux narratifs les plus variés : le narrateur nous fait entendre tantôt les préoccupations d'enfants pris dans leurs jeux, tantôt les réflexions des adultes embarrassés ou têtus; ou encore nous fait voir, avec un art assuré de la description — et une grande délicatesse –, le mouvement autrement imperceptible qui préside à l'instant de la mort. À la diversité des tons et registres de langue s'ajoute encore l'effet d'étrangeté de certains dialogues, qui ne prennent tous leur sens qu'une fois trouvée la clé de lecture. En dépit de scènes de paradis un tantinet blafardes et d'une représentation de la mort quelque peu simpliste, la jeune écrivaine confirme sa maîtrise des procédés narratifs susceptibles de maintenir le lecteur en haleine, de l'amorce in medias res – que le lecteur cherchera immanquablement à rattacher au fragment qu'il vient de lire – à l'art de la chute, passant par la compréhension rétroactive de l'imbroglio initial. Effets de surprise garantis.

Mais limité aux scènes de mort et de vie après la mort, le roman passerait «à côté de ce qu'il essaie justement de mettre en évidence», comme le signale un personnage. Le troisième plan de représentation introduit ainsi une mise en abyme permettant à la fois l'autocritique : «C'est mignon, d'accord, mais ça manque de... c'est creux, quoi, je ne sais pas comment dire...»; et la réflexion sur les enjeux du récit : «Moi par rapport à ça, je me suis demandé si on n'avait pas trop tendance à chercher la vie ailleurs que là où elle est, à rêver d'un paradis qui en réalité, si l'on veut bien y croire, se trouve ici-bas.» De sorte que le récit énonce ses propres limites et contient sa propre justification. Après l'art et l'amour, Aurelia Jane Lee explore ici les thèmes de l'enfance et du bonheur, de la valeur de la vie en regard de la mort; sujets aussi graves qu'inépuisables, que le roman aborde sans cacher sa difficulté à les traiter avec profondeur.

Un roman tout public, dans lequel les jeunes adolescentes se projetteront avec plaisir, et qui fera le bonheur des professeurs de français; ils y trouveront, en plus de quelques fragments exemplaires de la «nouvelle à chute», matière à travailler les mécanismes de la construction du sens dans un roman, à travers les très prisés «cercle de lecture» notamment. Sans parler des références littéraires qui parsèment le texte, fût-ce par les prénoms prestigieux des héroïnes : de la légendaire Yseult à l'effrontée Lolita en passant par l'énigmatique Mélisande, du «petit lait» pour une conversation avec les amoureuses célèbres de l'histoire littéraire.