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Critiques de livres


Nicole MALINCONI
Jardin public
Le Grand Miroir
2001
150 p.

Personnes déplacées

Une vieille femme en fauteuil rou­lant qui regarde, de son huitième étage, les allées et venues d'une jeune fille à la fenêtre de l'immeuble d'en face. Une épouse modèle qui se surprend à haïr son mari parce qu'il ponctue toutes ses phrases d'un « pas vrai » faussement en­tendu. Deux cadres, un homme et une femme, éperdus de désir l'un pour l'autre, mais qui s'appliquent à le refouler sous les formules stérotypées et les attitudes lisses en usage dans le monde du business. Un chef d'orchestre qui a perdu la mémoire, et ne la retrouve — pour suivre des pièces baroques uniquement — que lorsque les musiciens qu'il dirigeait viennent lui rendre visite dans sa chambre d'hôpital... Ce sont là quelques-uns des textes brefs que Nicole Malinconi nous donne à lire dans Jardin public. Un recueil dans le droit fil de celui qu'elle avait fait paraître aux Eperonniers en 1997, Rien ou presque. Le point de départ de ces courts récits est des plus variable. Il peut s'agir d'un instantané, une scène captée sur le vif, dans un passage piétonnier, un parc, un aéroport. D'une suite d'impressions récoltées à l'oc­casion d'un voyage ou d'un sé­jour de vacances dans la mai­son de quelqu'un d'autre. Ou encore de confidences re­cueillies dans un bar, d'une émission de télévision... Tous cependant ont en commun de chercher à pénétrer dans l'existence d'autrui, pour tâcher d'en com­prendre la faille cachée ou le ressort secret. Ainsi se dessine, entre description et narra­tion, entre (auto)biographie et fiction, entre espace public et espace privé, entre féminin et masculin, un territoire peuplé d'êtres en déshérence. Ce sont les estropiés de la vie, ceux que l'on pourrait appeler au sens le plus large, du titre de l'un des fragments, des « personnes déplacées ». Les pauvres, les fous, les prostituées, les taulards, les immigrés. Ceux à qui leur vie échappe, qui perdent la compréhension élémentaire des choses, qui n'arrivent pas à (re)trouver leur place ou simplement leurs repères dans un monde de plus en plus inhumain. Ceux qui trament leur mal de vivre dans les bars louches, « les insatiables, les fous de désir, les morts d'ennui, ceux qui plus que d'autres ont mort et désir en eux, ceux qui pourraient tuer, qui parfois tuent, ceux qui veulent autre chose mais quoi, ou qui ne veulent plus rien, ceux qui veulent tout puisqu'ils payent, ceux qui voudraient juste parler, qui payent également ». Ce sont aussi les exclu(e)s ordinaires, vieillards qu'on abandonne, femmes bri­mées ou battues, épouses enfermées dans le carcan conjugal. Nicole Malinconi parle avec sensibilité et une compassion sincère de ces existences à la dérive. Mais elle le fait sans jamais céder au pathos, sans concession à la dramatisation ou au misérabilisme. Elle excelle à capter le moment où les apparences se délitent, où les frustrations se montrent à nu. A traquer le détail révéla­teur, le mot ou le geste qui d'un seul coup vont faire voler en éclats les construc­tions fragiles et mensongères à travers lesquelles un couple tente de nier l'inéluctable. A montrer comment, à l'in­verse, d'autres êtres brisés re­font lentement surface, se re­construisent sur des bases modestes un nouvel équi­libre. A l'image de ces prosti­tuées d'un certain âge qui, re­venues de tout, jettent sur l'humanité un regard sans aménité, mais n'en conser­vent pas moins une réjouis­sante force de vie.

Daniel Arnaut