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Critiques de livres

Jean Jauniaux
Les Maraudeurs de l'obscur
Avin
Luce Wilquin
2007
92 p.

La réalité dépasse la fiction
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 147

Jean Jauniaux s'est fait connaître il y a quelques mois à peine avec un premier recueil de nouvelles, De l'autre côté de la frontière. Des textes forts à l'écriture bien rôdée, d'une grande maturité. Le nouveau volume qu'il nous donne s'inscrit pleinement dans cette veine. Jugez plutôt. Le premier texte, dont la couverture porte le titre, nous narre la rencontre progressive entre un libraire et un vieil homme d'origine russe. D'abord intrigué par ce client qui trouve refuge parmi les dictionnaires, il lie connaissance avec lui et découvre qu'il passe son temps à traduire du français vers le russe un recueil de poèmes sur des feuillets qu'il détruit aussitôt. Cette quête singulière est celle d'un poète envoyé au Goulag où il a laissé un manuscrit qui ne lui est plus accessible qu'en traduction française. À la faveur d'une recherche sur internet avec l'aide du libraire, il découvre qu'un écrivain médiocre s'est approprié son texte. Histoire singulière pourtant vécue par un écrivain du nom de Bogdov auquel l'auteur rend ainsi un hommage posthume. Suivent deux textes qui abordent la réalité du sansabrisme. L'un par la voix d'un homme qui le vit et qui se lie d'amitié avec le gérant d'un supermarché. Et lui narre son expérience de testeur de nourriture pour la firme qui l'emploie. Les dégustations successives, le défilé des personnes recueillant ses impressions, ces repas morcelés encombrés de goûts incongrus. L'autre récit aborde le même thème par les souvenirs d'un enfant qui chaque matin croisait un homme barbu qui avait élu domicile dans la gare centrale de Bruxelles avec son orgue de Barbarie et son petit singe. Jusqu'à ce que la folie des hommes coupe net une belle complicité, laissant le petit voyageur orphelin.

Un troisième récit ne lâche plus le lecteur. Il nous dit la vie d'un homme revenu de la bataille de l'Yser et qui continue de creuser une tranchée pour se prémunir du malheur. Il ne sait parler de cette guerre tant il est rongé par le drame plus fort encore de la mort de sa fille. Malheur qu'il attribue au «poison lent des mauvais choix». Un texte tout à la fois fort et pudique qui aborde la question de l'illettrisme. Suivent encore quelques compositions plus brèves empruntées au même registre. Jean Jauniaux sait décidément y faire : quelques lignes lui suffisent à camper une ambiance, à dire les rêves qui animent les hommes et les femmes, la douleur du paradis perdu, les fêlures qui inclinent les silhouettes, les moments de tendresse insolites qui se faufilent entre les pavés de l'absence totale d'espoir. Les mots sont affûtés et justes, le ton est à la mesure de l'enthousiasme qui anime ces colères qui forcent le destin.