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Critiques de livres

Claude Javeau
L'esprit des villes
Bruxelles
Éditions Luc Pire
coll. "Le Grand Miroir"
2006
105 p.

Désirer la ville
par René Begon
Le Carnet et les Instants n° 147

Il y a du Charles Denner, et sans doute aussi du François Truffaut, chez Claude Javeau : dans son délicieux essai L'esprit des villes, le professeur de sociologie nous apparaît comme un «homme qui aimait les femmes», arpentant, l'œil en alerte, les rues et les places de Florence, Nantes, Lisbonne, Bruxelles et d'autres encore, à la nuance près – et on ne peut que s'en féliciter pour lui – que sa fascination pour les jambes des femmes ne le précipite pas sous les roues d'une voiture.

Tout est dit, comme souvent, dès la première page : «Je suis un indécrottable citadin. Je n'ai jamais vécu qu'en ville, et encore, dans ce qu'on appelle des grandes villes. La campagne m'ennuie. Tout ce vert. Je n'aime pas le vert.» Voilà qui a le mérite de la clarté. Et encore : «Ce que j'aime beaucoup regarder, ce sont les autobus et les tramways. Les tramways surtout, car on ne nommerait pas un autobus "Désir". Et les jambes des femmes, surtout au printemps, quand elles sont de sortie après une longue éclipse de temps maussade.» Le cadre est planté : en citadin qui n'a pas peur de dire où son regard se porte, Javeau nous informe d'emblée qu'à l'instar du personnage de Charles Denner, il sait les villes traversées par le désir.

Rien de trivial, cependant, dans ce regard : n'est-ce pas le même type de fascination esthétique qui mobilise le sociologue devant les jolies nantaises qu'il croise en séchant un colloque sur l'amour et à la galerie des Offices de Florence devant la Vénus du Titien dont il est «à la première rencontre» tombé amoureux? Fascination du regard : «Elle était là, devant toi, nue pour toi seul, et votre dialogue muet ne portait que sur cette nudité elle-même, ses raisons et ses motifs, le sens qu'il convenait de lui donner […] Il te vient à l'esprit qu'on a eu tort de baptiser "vénus" le modèle qui s' offre si complaisamment à ta concupiscence visuelle. Il s'agit bien d'une vénus ! Au contraire, celle que tu regardes est une vraie femme de chair, saisie par le pinceau du peintre dans sa propre chambre, alors qu'elle attend d'être habillée par ses servantes.» On notera au passage la coquetterie narrative dans l'emploi du tutoiement.

D'une ville à l'autre, l'écrivain module savamment sa voix : se souvenant opportunément de La Modification, de Michel Butor, Claude Javeau passe du «je» au «tu», au «il», au «nous» quand la déambulation solitaire fait place à celle du couple, au «on» quand il s'agit, à la fin du livre, d'évoquer, comme dans un fondu-enchaîné, de fugaces traversées de villes.

Ces villes européennes où Javeau nous emmène au gré de ses souvenirs sont autant d'étapes d'un voyage intérieur. Il est significatif qu'un livre comme celui-ci émerge dans la maturité d'un écrivain, sorte de journal intermittent qui fait fi des chronologies pour rapprocher l'une de l'autre, comme autant d'instantanés urbains, des associations de souvenirs et d'émotions, souvent amoureuses ou artistiques, mais aussi suscitées par de petites scènes à la Doisneau que Javeau se plaît à croquer au fil de ses déambulations…

Sentir «l'esprit des villes» pour Claude Javeau, c'est y revenir et les parcourir de nouveau, lesté du poids des souvenirs et de la nostalgie, mais aussi enrichi de la sérénité de l'âge. Qu'importe s'il se clôt par une méditation sur l'harmonie tranquille d'un couple «de longue alliance», contrastant assez avec la vibration du désir qu'on perçoit par ailleurs, c'est dans le chapitre sur Lisbonne que nous comprenons le mieux le sens du titre : «Dans la nuit lisboète passaient les avions, toutes lucioles allumées, très bas, trop bas, pour ne pas ressentir quelque inquiétude. Mais il y avait cette odeur de printemps en train de naître, et ces éclaboussures de néon sur les petits pavés blanc et noirs mal taillés des trottoirs, assez glissants quelquefois pour évoquer quelque verglas attardé.» Et plus loin : «Devant le panorama nocturne de la ville, d'où ne parvenaient que quelques rumeurs étouffées, nous avons goûté ce moment qui n'est pas vraiment celui d'un retour sur nous-mêmes, mais celui de l'assurance tranquille d'être ensemble au cœur de la nuit protectrice, comme deux statues que l'on aurait coulées en même temps et dont les regards devaient cesser de se croiser pendant une éternité.»

Paradoxalement, c'est à Liège, où commence le livre, que le ton est le plus grave, le chapitre évoquant, à la faveur d'une visite à l'Enclos des fusillés de la Citadelle, la mort devant le poteau d'exécution d'un parent actif dans la Résistance. Un demi-siècle plus tard, l'auteur se demande ce qui fit de ce Liégeois tranquille un héros, de quelle alchimie sa conscience fut le siège pour le conduire aussi sciemment à la mort. Avec cette question subsidiaire à laquelle tous ceux qui n'ont pas connu la guerre finissent par être confrontés : «Et moi, à sa place, qu'aurais-je fait?».